[DOSSIER 3/5] Narcotrafic aux Antilles : cocaïne, armes et gangs
Le trafic de stupéfiants s’accompagne d’une grande violence. Les Antilles ne sont pas épargnées même si les scénarios diffèrent entre la Guadeloupe et la Martinique.
« En Guadeloupe nous avons bien des gangs », lâche sans hésitation Eric Maurel, le procureur général auprès de la cour d’appel de Basse-Terre.
Ce n’est pas une nouveauté. Un gang, c’est quelque chose de structuré. C’est une organisation criminelle avec ses codes, ses rites, ses modes de recrutement, ses sanctions internes. Cela s’inscrit dans l’histoire judiciaire et sociétale de la Guadeloupe à l’imitation de ce qui existe dans certains pays d’Amérique Latine et aux Etats-Unis
Qu’il s’agisse de « Section Kriminel » ou des « Chien La Ri », ces organisations sont bien identifiées des services de police et de justice. En atteste, une note de renseignement révélée au mois de janvier dernier par Europe 1. Deux gangs qui étaient en guerre jusqu’en 2016 puis se sont alliés à partir de 2020.
Envoyés dans des prisons de l’Hexagone pour éviter les règlements de compte derrière les barreaux et les couper de leur base, les cadres de ces gangs ont mis leur séjour à l’ombre à profit. Ils ont ainsi tissé des liens avec des membres de groupes criminels implantés en Europe.
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Au centre de ces relations : le trafic de stupéfiants (cocaïne en import-export et résine de cannabis en import). Mais pas seulement, observe Mawen Hennaf, magistrat instructeur à Pointe-à-Pitre.
Si le trafic de stupéfiants était plutôt considéré en tant que tel par les organisations criminelles, il semble être aussi devenu un moyen d'obtenir un fonds de roulement pour financer d'autres infractions criminelles qui peuvent être moins régulières et moins lucratives, notamment le trafic d'armes ou les braquages. Le trafic de stupéfiants permet ainsi de réinjecter de l'argent ailleurs sans avoir besoin de passer par le blanchiment
Des gangs très violents
Décrits comme ultra-violents, les groupes criminels de Guadeloupe ne sont pas pour autant adeptes des règlements de compte en matière de trafic de stupéfiants. C’est ce qu'observe Caroline Calbo, procureure de la République de Pointe-à-Pitre.
Si nous comptons de nombreux homicides par armes à feu, ils sont rarement liés au trafic de stupéfiants et nous assistons peu à des règlements de compte. Ces violences relèvent davantage d'affaires de vols ou de motifs futiles
Mawen Hennaf apporte quelques précisions sur la nature des homicides dans l'archipel.
S'agissant de l'impact de la criminalité connexe, nous comptons quelques règlements de compte, plutôt liés à des questions de répartition de territoires entre gangs, mais peu d'homicides y sont liés. L'immense majorité de ces derniers ont plutôt des motifs assez futiles, qui relèvent du vol à main armée, et sont liés à la prolifération des armes. Elles sont majoritairement utilisées par de jeunes hommes, qui prétendent s'en servir pour leur protection personnelle et finissent par les utiliser dans d'autres cadres
Depuis plusieurs mois, dans la lignée des directives gouvernementales, les forces de police multiplient les opérations « Place Nette » sur le territoire, comme ici, en juillet dernier, à la Cour Zamia, un quartier dit « difficile » de Pointe-à-Pitre.
Malgré l'action des forces de sécurité, Eric Maurel avoue une certaine inquiétude face à la persistance des gangs.
Le gang vient comme un cancer s’infiltrer dans le corps de la société pour mettre en péril la vie du corps. Je ne suis pas du tout optimiste. Pour qu’un gang existe et persiste, il lui faut un terreau favorable : la précarité, la misère et l’attrait, pour certains jeunes gens, d’une culture singulière
Il y aurait aujourd’hui plus d’un millier de membres de ces différents gangs guadeloupéens.
« Gangs of Sainte-Lucie »
En Martinique, le schéma d’implantation des gangs est différent. Si des bandes de quartier se donnent des noms et adoptent des signes distinctifs, elles semblent, aux yeux de la justice et des services de police, moins organisées.
En revanche, ces bandes dont certains membres sont impliqués dans le trafic de stupéfiants notamment à l’échelle locale, sont en contact avec des organisations criminelles bien identifiées par les forces de sécurité.
Pour la justice, la présence d’individus liés à ces gangs étrangers est avérée, comme le décrit Clarisse Taron, procureure de la République de Fort-de-France.
La présence en Martinique de gangs de plus en plus organisés représente un autre aspect de l'évolution de la menace. Nous savions qu'ils existaient en Guadeloupe, mais considérions que la Martinique était épargnée, ce qui n'est plus le cas. Des dossiers nous sont parvenus récemment, dans lesquels nous sommes confrontés à de possibles têtes de pont de gangs saint-luciens installés en Martinique, qui commettent des actions très violentes, notamment pour voler des moyens de transport
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Plus prudent, le commandant de la gendarmerie en Martinique, le général William Vaquette, confirme tout de même cette tendance.
Pour l'instant, il n'y a pas de gangs identifiés en Martinique. En revanche, des tueurs à gages, issus des gangs de Sainte-Lucie, agissent sur notre territoire
Deux tiers des meurtres liés au trafic
L’administration judiciaire estime qu’un tiers des homicides commis en Martinique en 2023 sont liés à un règlement de compte dans le cadre d’un trafic de drogue. Un autre tiers des meurtres peut être aussi mis en relation avec le trafic de cocaïne pour s’accaparer des moyens de transport.
La forte circulation d’armes automatiques équipées de chargeurs de grande capacité est un facteur de la multiplication de ces exécutions.
Pour Alexandre Huguet, chef de l'antenne de l'Office Antistupéfiants (Ofast) Caraïbes, il n’y a pas de gangs martiniquais à proprement parlé impliqués dans le trafic de stupéfiants. Il s’agit, selon lui, plutôt d’équipes rodées et beaucoup plus discrètes même si elles sont très organisées.
Ici, on n’est pas sur des gangs constitués dans le stupéfiant. On a des petites équipes qui s’organisent à l’échelle d’un quartier. Les grosses équipes, ce qu’elles cherchent c’est de la discrétion
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Pas de quoi pavaner néanmoins quand on sait que la Martinique présente le troisième plus fort taux d’homicides pour 100 000 habitants. Des meurtres dont l’immense majorité sont commis avec des armes à feu. La forte présence de ces dernières est intimement liée au trafic de stupéfiants et toutes les activités criminelles connexes.
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INFOS +
Des ressortissants sud-américains implantés en Martinique et en Guadeloupe
Longtemps considéré comme une rumeur non-fondée, la présence, en Martinique et en Guadeloupe, de ressortissants sud-américains impliqués dans le trafic de stupéfiants, est aujourd'hui avérée par plusieurs affaires. Le chef de l'OFAST, le commissaire Alexandre Huguet, le reconnaît.
On a en Martinique des intervenants qui ont pas mal d’habitudes et ont su, historiquement, développer des liens forts avec des fournisseurs d’Amérique Latine. Après, on voit aussi qu’il existe des liens entre la Martinique et la Guadeloupe, c’est attesté par des affaires. Il ne faut pas voir le trafic de façon cloisonnée et hermétique. On a aussi des affaires en Guadeloupe qui démontre la présence de ressortissants sud-américains installés en Guadeloupe. Et, sur diverses affaires sur la Martinique, on a aussi vu des acteurs vénézuéliens présents sur le territoire de manière plus ou moins temporaire dans le cadre des trafics. Les ressortissants sainte-luciens, je n’en parle même pas
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