[DOSSIER 1/5] Trafic de cocaïne aux Antilles : un combat sans fin
Situées sur la route entre les pays producteurs et l’Europe ou, dans une moindre mesure, les Etats-Unis, la Martinique et la Guadeloupe sont en première ligne du trafic de cocaïne. Depuis le début de l’année, le nombre de saisies explose. Notre DOSSIER de la semaine.
Les volumes font perdre la tête. En quelques jours, sous l’action de la Marine Nationale aux Antilles, 8,3 tonnes de cocaïne viennent d’être saisies en mer. Soit environ 500 millions d’euros à la revente au détail en Europe.
Lors de quatre opérations distinctes, les marins des Forces Armées aux Antilles ont frappé un grand coup au porte-monnaie des narcotrafiquants et procédé à plusieurs interpellations.
Mais, comme toujours, dans ce combat de fourmis (illustré ci-dessous -cliquez ici si la vidéo n'apparaît pas-), difficile de savoir, au-delà des quantités saisies, l’ampleur réelle du phénomène et la quantité de drogue qui quitte réellement les pays producteurs, comme la Colombie pour rejoindre l'Europe.
Une donnée néanmoins : en 2023, tous produits stupéfiants confondus, 11 tonnes de drogue ont été interceptées aux Antilles. C’est plus de la moitié des saisies réalisées au niveau national.
Et ce n’est pas le record », commente le commissaire Alexandre Huguet, commandant de l’Ofast (Office Anti-Stupéfiants). Après un arrêt quasi-total pendant le Covid, l’année 2021 avait déjà été très élevée en termes de saisies
Le début d’année 2024 est parti sur des bases encore plus élevées. Chose rare : plusieurs centaines de kilos de cocaïne ont été saisies lors de débarquements sur les plages du Gosier ou encore de Vieux-Habitants, en Guadeloupe.
Au total, sur la zone Antilles, près de 9 tonnes de cocaïne qui ont déjà été retirées du marché en 2024 en à peine deux mois.
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Si les quantités les plus conséquentes concernent la haute mer, Guadeloupe et Martinique subissent de plein fouet les conséquences de ce trafic, avec une explosion des violences et de la circulation des armes à feu.
Sur les stupéfiants, il faut distinguer deux choses », considère Caroline Calbot, la procureure de la République à Pointe-à-Pitre. « D’abord, il y a les gros trafics de cocaïne pour lesquels la Guadeloupe, comme la Martinique, sont des espaces de rebond. C’est le cas des mules qui peuvent ingérer jusqu’à 1,8 kilo de cocaïne en elles. Il y a aussi les arrivées maritimes, avec, par exemple, les 366 kilos de cocaïne débarqués récemment sur une des plages en ce début d’année. Dans ces cas-là, la destination est plutôt pour la Métropole. Mais il nous faut aussi lutter localement contre les points de deal qui sont fréquents sur le territoire
C’est justement tout l’objet du travail de l’Ofast, implantée historiquement au Fort Saint-Louis à Fort-de-France, avec désormais des antennes en Guadeloupe et à Saint-Martin.
Stratégie du « Bouclier »
Fort de 60 à 70 enquêteurs pour la zone Caraïbe, renforcés régulièrement par des effectifs venus du siège à Nanterre, l’Ofast, « chef de file du plan national stupéfiants » centralise le renseignement et collabore avec l'ensemble des services sur le terrain, de façon à opérer un maillage le plus fin possible.
Sous l’autorité de l’Action de l’Etat en Mer, dirigée par le préfet de Martinique pour la zone Antilles, une stratégie dite du « Bouclier » a été mise en place, grâce aux bâtiments de la Marine envoyés en tête de pont. Il s’agit d’intercepter la drogue avant son arrivée sur les côtes.
Mais nous sommes sur des îles. Il est impossible de mettre un gendarme derrière chaque plage », reconnaît Clarisse Taron, procureure de la Juridiction Interrégionale Spécialisée
En attendant les moyens supplémentaires annoncés sur place, les différents services de lutte anti-drogue doivent, en permanence, s’adapter aux stratégies des trafiquants qui évoluent constamment.
Flux maritimes par la plaisance, aériens avec les mules, portuaires avec les conteneurs, les trafiquants multiplient les vecteurs depuis l’Amérique du Sud pour faire entrer la drogue.
Zones de « transit et de rebond »
Et, pour le commissaire Huguet, sur cette route du trafic de cocaïne, la Martinique et la Guadeloupe apparaissent comme des « zones de transit et de rebond ».
Nous avons face à nous des organisations rodées, multi-modales, en capacité de gérer les arrivées de produit mais aussi de le faire repartir le plus rapidement possible, en le reconditionnant de diverses manières. L’idée, pour elles, c’est de ventiler la drogue pour limiter au maximum l’impact des saisies
Dans cette bataille, l’un des maître-mots, c’est le partage du renseignement entre les différents services en interne (gendarmerie, police, douanes, etc…) mais aussi à l’international pour tenter d'endiguer les différents flux.
« Les colis, les mules, les plages, les conteneurs, les avions, les bateaux… tout est important », soutient Clarisse Taron, pour qui aucun vecteur ne doit être négligé.
Elle a demandé aux services anti-stupéfiants d’intensifier les actions pour identifier les lieux de stockage en Martinique et en Guadeloupe mais aussi de travailler sur le fret postal.
La douane et la Marine sont dans une logique de saisies, ce qui est normal mais, nous, au niveau judiciaire, notre objectif, c’est de démanteler des réseaux et de faire condamner lourdement les têtes de pont
La Section de Recherches de la gendarmerie a mis sur pied un « groupe colis », chargé de rechercher les adresses pour tenter de remonter jusqu’aux expéditeurs. Quasi-quotidiennement, de petites quantités de cocaïne transitent ainsi par le fret postal.
La résine de cannabis, monnaie d'échange
Un autre sujet de préoccupation, c’est la résine de cannabis. Rare aux Antilles, elle est acheminée localement pour être échangée contre la cocaïne, à raison d’1 kilo pour 1 kilo. Une des demandes de la JIRS, c’est désormais d’opérer des saisies directement en Martinique et en Guadeloupe.
Illustration payante : au mois d’août dernier, pour la première fois, la brigade des douanes de Fort-de-France a intercepté 610 kilos de résine, répartis en plusieurs sacs glissés dans un conteneur depuis le port du Havre.
À peine quelques jours plus tard, l’Ofast a également découvert en Martinique 151 kilos de résine de cannabis, dissimulés dans des appareils électroménagers. Là encore, la marchandise avait été chargée dans un conteneur parti du Havre, selon la technique dite du rip-off, qui consiste à cacher la drogue dans un conteneur après sa fermeture officielle.
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Ces deux affaires symboliques témoignent de l’importance de la corruption et des complicités à tous niveaux, portuaires bien sûr, mais pas seulement.
Un Hub portuaire Caraïbes qui inquiète
La création du futur Hub Caraïbes (Martinique / Guadeloupe) inquiète, en tout cas, déjà les observateurs de la lutte contre le trafic de drogue. À terme, le trafic pourrait passer de 2500 à 7000 conteneurs, avec des bateaux sans commune mesure.
« Bien sûr, c’est inquiétant et, en même temps, on nous annonce de nouvelles mesures de sûreté qui sont aujourd’hui inexistantes », décrit Clarisse Taron.
Devant la commission sénatoriale sur le trafic de drogue en France, elle a qualifié le port de Fort-de-France de véritable « passoire ». S’il est, par exemple, équipé de 230 caméras, les images sont effacées au bout d’une semaine. Au grand dam des enquêteurs, souvent impuissants à vérifier la réalité de telle ou telle intrusion sur l’enceinte portuaire.
Violences et règlements de comptes
Ce fléau du trafic de drogue et les violences ou règlements de comptes qui en découlent, alarment depuis des années les services de police et de gendarmerie aux Antilles.
C'est le cas du syndicat SGP-Police FO 971, qui réclame davantage de moyens (création de brigades nautiques, renforts des équipes cynophiles, recrutement d'enquêteurs financiers…), comme l’explique Patrice Abdallah, secrétaire territorial.
Nous sommes dans le bassin caribéen, sur une île avec des côtes poreuses qui facilitent l’entrée de produits stupéfiants, au même titre que les armes ou l’immigration clandestine. Le trafic a pris de l’ampleur. Pour nous, le danger, c’est de retrouver ce trafic devant nos écoles. Il est aussi vecteur de violences
À ECOUTER Patrice Abdallah, secrétaire territorial du syndicat SGP-Police FO
En début d’année, Emmanuel Macron, le président de la République, a confirmé que la lutte contre le trafic de drogue reste une priorité nationale. Il a notamment annoncé le renforcement du dispositif « Place Nette » lancé fin 2023.
Radars, moyens supplémentaires et nouvelles stratégies
Récemment de passage en Guadeloupe, le général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d’Outre-Mer, a expliqué comment vont se décliner les orientations nationales aux Antilles pour les gendarmes.
J’ai demandé à mes commandements de gendarmerie de travailler beaucoup plus sur le renseignement criminel, de manière à exploiter l’ensemble des données dont on dispose, de manière à mieux cibler notre action
À ECOUTER Le général Lavergne, commandant de la gendarmerie d’Outre-Mer, décrit son plan d'action
Les deux radars annoncés depuis une dizaine d'années seront, quant à eux, bien installés début 2025 pour surveiller le flux des bateaux qui remontent l'arc des Petites Antilles.
Jean-Christophe Bouvier, le préfet de Martinique compétent pour l'action de l'État en Mer, de la Guyane jusqu'aux îles du Nord des Antilles et de la Caraïbe, annonce également le déploiement de moyens supplémentaires pour les services d'enquête : création d'une brigade nautique, nouvel hélicoptère des douanes, patrouilleur pour la police aux frontières...
En 2022, selon un rapport des Nations unies, la production de cocaïne a connu une année record en Colombie. La culture de la feuille de coca y a augmenté de 13% pour atteindre 230 O00 hectares. L’an passé, les trafics de drogues ont prospéré comme jamais en France avec des niveaux de violences jusqu’ici inégalés.
La menace a atteint un niveau historiquement élevé», confirme la patronne de l’Ofast, Stéphanie Cherbonnier. L’Office français des drogues et toxicomanies (OFDT) estime à 600 000 le nombre de consommateurs réguliers de cocaïne en France, pour un chiffre d’affaires du marché national évalué à 3 milliards d’euros.
C’est dire l’ampleur de la lutte…
INFOS +
Entre 5500 à 6500 euros le prix de la cocaïne aux Antilles
Le trafic de cocaïne génère des profits colossaux. Et le prix du kilo explose au fur et à mesure qu’il voyage depuis l’Amérique du Sud.
Estimé à environ 1500 euros le kilo dans les pays producteurs, il grimpe entre 5500 et 6500 euros une fois arrivé aux Antilles.
Il faut encore multiplier par 6 ou 7 le prix à la revente dans l’Hexagone, sur le marché de gros (environ 35 000 euros le kilo). Et, une fois coupée ou revendue au détail, son coût est encore démultiplié.
Ce trafic extrêmement rémunérateur permet aux têtes de réseaux de financer largement les petites mains, des employés portuaires en position de pouvoir par exemple, mais aussi des policiers, des douaniers, des agents de greffe...
Un « service » qui peut aller jusqu'à 150 000 euros selon les conclusions de récentes enquêtes judiciaires.
A VENIR
[DOSSIER] Cocaïne : les Antilles en première ligne
- LUNDI Trafic de cocaïne aux Antilles : un combat sans fin
- MARDI Narcotrafic aux Antilles : la migration des mules
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- VENDREDI Trafic de cocaïne : ce qu'ont dit les magistrats aux enquêteurs