[DOSSIER 2/5] Narcotrafic : la migration des mules vers les Antilles
Transportant de plus petites quantités, les mules sont malgré tout un vecteur majeur du déplacement de cocaïne entre l’Amérique et l’Europe. L’instauration du 100% contrôle à l’aéroport de Cayenne a modifié le flux de ce trafic.
C’est une barrière efficace. Il a suffi en effet d’un SMS pour démontrer l’efficacité du 100% contrôle. En mai 2022, un message invitait les passagers d’un vol entre Cayenne et Roissy à se présenter plus tôt à l’aéroport Félix Éboué, en vue d’un contrôle intégral du vol.
48 passagers ont ainsi annulé leur billet tandis que cinq mules ont tout de même été interpellées.
Une barrière que les trafiquants tentent de contourner. C’est l’analyse d’Alexandre Huguet, chef de l’antenne OFAST Caraïbes.
On constate que les territoires de la Guadeloupe et de la Martinique ont servi et servent encore régulièrement de passages de transit pour certains réseaux qui souhaitent contourner le contrôle à 100 % et le ciblage des vols directs entre Cayenne et les aéroports parisiens
Camille Blanc-Tichy, commissaire de police, cheffe du service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe, relève le même phénomène migratoire.
En 2022, 35 procédures mettant en cause des « mules » ont été traitées. À 95 %, ces personnes avaient des sachets de cocaïne dans les valises ou scotchés sur le corps. En 2023, on est déjà à 48 procédures : en très grande majorité, ce sont des « mules » « incorporées », in corpore, c'est-à-dire qui ont ingéré des boulettes de cocaïne. Cette forte augmentation correspond, en termes de dates, à peu près au début des contrôles systématiques sur les vols directs entre la Guyane et l'Hexagone
Depuis la mise en place de cette nouvelle stratégie, deux overdoses ont été enregistrées en Guadeloupe en 2023.
L’afflux de mules à l’aéroport Pôle Caraïbes a mis aussi en évidence l’existence d’une filière africaine, et nigériane en particulier.
À ÉCOUTER Alexandre Huguet, chef de l'OFAST Caraïbes
Les réseaux nigérians envoient de plus en plus directement des ressortissants nigérians en possession de passeports espagnols, italiens ou allemands de Paris vers la Guadeloupe ou la Martinique
Victimes, plus qu'acteurs du trafic
Les mules sont plus souvent des victimes des réseaux criminels plutôt que des éléments actifs et intégrés. C'est ce qui ressort souvent des témoignages entendus dans les cours de justice ces derniers mois.
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Un jeune homme de 23 ans, jugé devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre le 2 février dernier a expliqué après son arrestation qu'il devait désormais « disparaître ou mourir ».
Intercepté à Paris lors d'un contrôle en 2019, il avait été ensuite retrouvé par les trafiquants qui lui ont réclamé en retour 7 voyages gratuits pour rembourser la marchandise perdue. C'est un « engrenage infernal, un cercle vicieux », a-t-il assuré à la barre.
Mais toutes les mules ne sont pas de cibles vulnérables des réseaux. D'autres transporteurs sont aguerris. C'est le cas ce Surinamien arrêté à l'aéroport Pôle Caraïbes en novembre 2023 et jugé en janvier dernier. Il comptait bien voyager avec 60 ovules de cocaïne dans le corps.
L'homme de 38 ans, avait l'habitude des grands aller-retours puisqu'il avait à son actif 26 000 euros de dépenses en billets d’avion entre 2021 et 2023. Le suspect avait déclaré travailler dans une petite boulangerie de Rotterdam aux Pays-Bas.
Avis partagés sur le 100% contrôle en Guyane
Le changement de route des mules et l’impact sur la Guadeloupe et la Martinique font l’objet d’un bilan contrasté de la part des forces de l’ordre et de la justice.
Clarisse Taron, procureure de la République de Fort-de-France, n’est pas particulièrement convaincue
Je ne suis pas certaine que le dispositif soit très utile puisque, lorsqu'on annonce des contrôles sur les vols, certaines mules prennent quand même l'avion. Le dispositif limite le trafic, mais reste insuffisant. De plus, le trafic se détourne
À ÉCOUTER Eric Maurel, procureur général de la cour d’appel de Basse-Terre, voit plutôt d'un bon oeil l’action des forces de sécurité.
Cela prouve l’efficacité des actions qui sont menées à Cayenne et en Martinique. Confrontés à l’efficacité des services de police et de justice, les trafiquants cherchent d’autres voies et se déportent. Cela prouve aussi que nous sommes bien en présence d’organisations criminelles internationales puisque ces personnes viennent d’Afrique, vont en Amérique du Sud et repassent par les Antilles
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Les forces de l’ordre, à l'image de Camille Blanc-Tichy, soulignent quant à elles l’intense mobilisation des forces imposée depuis l'augmentation du nombre de mules.
C'est chronophage pour nous, les services d'enquête, parce que ce sont des procédures en flagrant délit, mais aussi parce qu'il nous faut travailler de manière parallèle sur ces filières d'acheminement. C'est également chronophage pour les services de la voie publique de la police nationale. En effet, il faut garder ces mules. Elles doivent rester à l'hôpital parfois six à dix jours en attendant l'expulsion des boulettes de cocaïne
Depuis le changement de stratégie en Guyane, le phénomène impacte lourdement les frontières guadeloupéennes. Eric Maurel estime que seule la coopération avec les pays d’Amérique du Sud peut permettre de l’endiguer.
On ne règlera pas ce problème tant qu’on ne travaillera en amont avec les pays d’origine de ces mules. Je parle du Suriname, du Vénézuéla ou de la Colombie. Cela relève du procureur général de Fort-de-France
LE CHIFFRE
27 mules interpellées à l'aéroport Pôle Caraïbe
En 2023, les services des douanes de Guadeloupe ont interpellé 27 mules en ingéré à l'aéroport Pôle Caraïbes. Ces arrestations ont donné lieu à 26 condamnations par le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre. Sur l'ensemble de l'année, les douanes ont saisi 142 kilos de cocaïne, tous vecteurs confondus.
De son côté, le service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe relève une évolution du phénomène. En 2022, sur les 35 procédures traitées, la majorité des mules transportaient la cocaïne sur elles, ou dans des valises. En 2023, le nombre de procédures a grimpé à 48, avec une très grand majorité de passeurs ayant ingéré des boulettes de poudre blanche.
Pour Caroline Calbot, la procureure de la République de Pointe-à-Pitre, aucun doute : cette augmentation des interpellations est directement liée à la politique du 100% contrôle en Guyane.
A VENIR
[DOSSIER] Cocaïne : les Antilles en première ligne
- LUNDI Trafic de cocaïne aux Antilles : un combat sans fin
- MARDI Narcotrafic aux Antilles : la migration des mules
- MERCREDI Narcotrafic aux Antilles : cocaïne, armes et gangs
- JEUDI Narcotrafic aux Antilles : la difficile coopération avec les îles anglophones
- VENDREDI Trafic de cocaïne : ce qu'ont dit les magistrats aux enquêteurs