Harcèlement de rue en Martinique : « moi, je m’habille comme un garçon »

Par 11/05/2023 - 14:40 • Mis à jour le 12/05/2023 - 09:14

Nadia Chonville et l’équipe du Césecém ont tourné hier (mercredi 10 mai) en caméra cachée sur le harcèlement sexuel au centre-ville de Fort-de-France. Une action qui s’inscrit dans un programme de sensibilisation à un phénomène qui prendrait ses racines dans la « culture du viol », qui perdure sur notre île. Reportage.

    Harcèlement de rue en Martinique : « moi, je m’habille comme un garçon »
Harcèlement de rue.

« En Martinique, on en est toujours au stade où il faut convaincre que le harcèlement de rue est un problème. Le but est de faire un tournage sur la journée d’une femme dans les rues de la ville principale de l’île pour montrer à quoi ressemble vraiment le harcèlement de rue », explique Nadia Chonville, docteure en sociologie spécialisée sur les questions concernant les communautés afro-caribéennes.

Harcèlement de rue.
La caméra est cachée dans les cheveux.

Le harcèlement de rue, qui a récemment fait l'objet d'une campagne de prévention du Césecém (Conseil Économique Social Environnemental de la Culture et de l’Education de Martinique), est le quotidien de beaucoup de passantes dans les espaces publics. Il suffit de tendre le micro pour que les langues se délient. C'est le cas de Coraline, une jeune Foyalaise.

Un jour, j’attendais le TCSP et un vieux monsieur à vélo s’est arrêté devant moi pour me dire que j’étais jolie et me proposer de monter sur son vélo. Il a insisté en me demandant de se marier avec lui, j’ai dit « mais monsieur j’ai 15 ans »

« Ils n’ont aucune limite. Quand tu marches dans la rue, on te touche les fesses ou quand tu es dans le bus tu sens un papi te caresser », rajoute-telle.

Jeune fille comme femme d’âge mûr, toutes les générations sont concernées. Karine, mère de deux filles, raconte son expérience.

« Parfois, on t'insulte »

« Parfois on t’insulte, on te dit que tu es laide. Je crains pour mes enfants, elles ne vont pas en ville seules. La plus grande m’avertit de tous ses mouvements quand elle sort avec ses copines ».

En plus du harcèlement moral et physique perpétué par les hommes, ces femmes doivent faire face au jugement d’autres femmes, qui les stigmatisent par rapport à leur façon de s’habiller ou mettent en doute la véracité des faits qu’elles racontent.

« Une mamie m’a demandé une fois si je n’avais pas honte de m’habiller comme une prostituée pour attirer le regard des hommes. Et de ne pas m’étonner, si ensuite, il y ait des viols. J’avais un short de sport », témoigne Johandra, 17 ans.

Harcèlement de rue.

Rejeter la faute sur la victime ou condamner difficilement les actes immoraux des harceleurs en leur trouvant des excuses : ces comportements relèvent de ce qui est qualifié de « culture du viol », un problème aussi profond et complexe que le harcèlement sexuel.

« C’est la tendance de mettre la culpabilité sur la victime au lieu de la mettre sur ceux qui font le harcèlement. On leur dit en quelque part que c’est leur faute si des hommes viennent les voir en disant qu’ils veulent faire des choses avec elles. Et ça ce n’est pas normal », soutient Laurent Aglaé, chargé de communication au Césecém, créateur de la plateforme « Harcelmap », une carte interactive pour signaler les faits de harcèlement de rue.

« Comment on fait pour parler à une femme ? »

Certains harceleurs prétextent le physique de leur victime ou leur manière de s’habiller pour justifier leurs agissements. Lwendy, un jeune homme souvent positionné à la rue piétonne de Fort-de-France, avoue que, pour lui, « il y a des tenues pour certains lieux ».

Je suis d’accord qu’il ne faut pas harceler, mais après comment on fait pour parler à une femme ? Il faut savoir rigoler mais je connais mes limites, je ne vais pas dire des choses sexuelles. Certaines filles s’habillent de manière très provocante et il y a des gars qui ne savent pas se tenir 

Steven, un jeune Foyalais, pense aussi que les femmes qui s’habillent près du corps ont une responsabilité dans leur harcèlement.

Chacun fait ce qu’il veut de son corps. Mais si tu sais que tu vas te faire harceler par rapport à ton style vestimentaire, là c’est toi qui cherches 

Une mentalité intégrée par un certain nombre de femmes, comme Coraline, lorsqu’elles se rendent dans les lieux publics.

Quand tu vas en ville, il faut être déterminée. Moi, je m’habille comme un garçon avec un jogging et une capuche 

Karine aussi admet avoir toute une réflexion le matin avant de sortir de chez elle. « J’évite de trop me maquiller ou de m’habiller sexy ».

La culture du viol

Selon Laurent Aglaé, la culture du viol mène à considérer l’homme comme un être primitif, soumis à ses besoins charnels.

C’est faire croire qu’un homme ne peut pas contrôler ses pulsions. C’est une espèce de bête sauvage ou de sac de testostérone dont la mission première est d’aller chasser pour avoir des femmes 

Harcelmap se positionne comme un outil pour dénoncer et recueillir la parole des victimes. « Il n’y aura personne sur le site pour dire à celle qui dépose son témoignage que ce n’est pas grave ou pas important. Tous les témoignages sont les bienvenus et c’est important de les partager ».

Pour Nadia Chonville, la culture du viol s’ancre dans l’histoire de la société martiniquaise, meurtrie par son passé d’exposition à la violence sexuelle durant la période esclavagiste et coloniale.

Dans un contexte de société post-esclavagiste fondée sur des rapports de domination, la domination sexuelle en fait aussi partie et l’espace public est un endroit où elle se joue. Ce qui fait que les hommes comme les femmes ont une accoutumance aux agressions sexistes et sexuelles 

À force de ne pas être écoutées, certaines femmes en viennent à intérioriser les faits. Ce qui les mène parfois à des troubles de santé physique, mais aussi mentale.                                                      

Enjeu politique et problème de santé publique

Pour Nadia Chonville, être confronté à répétition à des situations de harcèlement peut engendrer un état de stress chez les victimes.

Il s’agit aussi de faire reconnaitre que c’est un problème de santé publique. Certaines femmes vont développer des stress et des angoisses qui vont d’ailleurs poser un souci économique car elles auront moins envie d’aller au centre-ville et dans les bourgs. Et, plus si elles y seront obligées par rapport à leur travail ou pour rendre visite à quelqu’un, plus ça va leur causer du stress

Harcelée à plusieurs reprises, Coraline a dû suivre un traitement contre son anxiété.

« J’ai été voir la Directrice des Ressources Humaines. Je ne sortais plus de chez moi, j’avais peur. On a dû me prescrire un anti-dépresseur ».

Harcèlement de rue.

Pour faire avancer le sujet, Laurent Aglaé et Nadia Chonville parlent d’une même voix. « Il faut agir de concert. Il doit avoir des personnes légitimes, notamment du milieu politique qui disent que c’est interdit. Qu’il n’y ait pas de personnes dans des assemblées politiques ou dans les familles qui disent « oui mais », », soutient la sociologue.

« Il est nécessaire que les associations, les élus et les citoyens, hommes comme femmes, se confrontent à la réalité », ajoute Laurent Aglaé.