Christine Taubira : "La justice tire son indépendance de la souveraineté du peuple"

Par 12/04/2025 - 14:09 • Mis à jour le 13/04/2025 - 08:05

Présente sur le territoire afin d’assister à un colloque organisé par l’Université des Antilles et l’Association “Passé, Présent An Nou”, l’ancienne Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a débattu, entre autres, des conséquences politiques, sociales et culturelles de sa loi mémorielle. Mais elle a confié à David Camatchy sa vision globale de l'interconnexion entre mémoire et politique.

    Christine Taubira : "La justice tire son indépendance de la souveraineté du peuple"
Christiane Taubira était présente en Guadeloupe pour un colloque de l'université des Antilles

RCI : Ce colloque a une thématique assez originale, mais ô combien d'actualité, on peut le dire, ce regard croisé sur la mémoire et la politique ?

Christiane Taubira : Incontestablement, et moi, je crois qu'on appréhende les mémoires, quelles qu'elles soient dans une espèce de translation, dans le fait d'être en capacité de la faire entrer dans d'autres mémoires, de la faire dialoguer avec d'autres mémoires, de la faire résonner sur d'autres mémoires. Mais le fait d'aller au-delà même de sa propre mémoire, au-delà même de ce que nous produit l'histoire sur nous-mêmes, le fait d'entrer en résonance, en dialogue, en interrogation, en croisement avec d'autres mémoires, ça nous instruit, ça nous consolide.

Dans la mesure où de très belles figures des Antilles, Martinique et Guadeloupe, ont pris fait et cause pour la guerre de libération des Algériens et qu'il y a, au-delà même de la mémoire, il y a ces actes précis de l'émancipation, de la solidarité, de la fraternité.

RCI : Vous pensez à Frantz Fanon, qui aujourd'hui fait l'objet d'un film qui permet de rappeler cette mémoire. C'est un personnage qui est un peu oublié dans l'histoire de la France ?

Christiane Taubira : Incontestablement. Fanon est un personnage pas commode parce qu’il a une pensée radicale. C'est-à-dire que Fanon ne fait pas de compromis ni de compromission avec la racine du mal. Fanon, en tant que psychiatre a ajusté sa pratique professionnelle, médicale avec sa pratique de militant, et de personnalité engagée.

Il a ajusté sa pensée radicale. C'est dérangeant car cela pose des mots crus, aigus, affutés sur des pratiques de violences, d'oppression et de sournoiserie.

Mais il y a d'autres Martiniquais et des Guadeloupéens qui, eux aussi, ont franchi le pas. Des intellectuels, des personnes diplômées qui ont choisi en conformité avec leurs idéaux, avec leurs engagements, avec leurs pensées, d'être dans le camp de la liberté, le camp de la libération, le camp de l'émancipation.

RCI : Ces hommes et ces femmes de l'émancipation, existent encore aujourd’hui. Il y a des élus ou des personnalités syndicales qui militent pour plus de pouvoir décisionnel dans nos territoires, pour plus de liberté, ou contre sur la vie chère. Ces luttes peuvent être s’appuyer sur nos mémoires ?

Christiane Taubira : La réalité de nos sociétés révèle des anomalies, avec des indicateurs économiques et sociaux qui montrent bien nous ne sommes pas des sociétés épanouies. Nous ne sommes pas des sociétés égalitaristes, dont les principes prennent appui sur la devise de la République Française.

Il y a plusieurs façons de les dénoncer, il y a plusieurs façons de protester, il y a plusieurs façons de proposer des voies pour en sortir. Cela peut se traduire par la demande de la fin de la vie chère. Mais est-ce que la vie chère est un élément isolé, sans logique avec tout le reste ? Ou est-ce que la vie chère a une relation organique avec le statut institutionnel même de nos territoires ?

Ce sont ces questions que nous devons nous poser en toute autorité, les Guadeloupéens pour eux, les Guyanais pour eux, les Martiniquais pour eux. Ça ne nous empêche pas d'être solidaires entre nous. Mais nous devons nous poser ces questions-là dans nos sociétés.

Nous avons le droit de faire le choix collectivement, de juste demander la baisse des prix et de rester dans l'état où nous sommes avec nos indicateurs de chômage, nos indicateurs de pauvreté, nos indicateurs d'insuffisance dans toute une série de services publics, etc. Et puis, on peut choisir de tout mettre sur la table. C'est notre liberté, mais c'est une liberté collective.

En qualité d’ancienne Garde des Sceaux que pensez vous de l’irruption du débat sur l’indépendance de la Justice ?

Christiane Taubira : Oui, la justice est indépendante mais elle tient sa souveraineté, elle tient son indépendance de la souveraineté du peuple. La démocratie, c'est évidemment les élections, c'est le pouvoir du peuple et c'est vrai, mais ce n'est pas que ça.

Le peuple délègue à des représentants la responsabilité d'élaborer les règles qui nous permettent de vivre ensemble. La justice applique ces règles-là. Elle doit veiller à ce que ces règles soient respectées. Qu'on soit une personne très modeste, qu'on soit une personne socialement bien placée ou qu'on soit un puissant, on doit respecter ces règles-là. C'est ça le principe de la démocratie. Et l'État de droit doit s'assurer que la démocratie fonctionne.

Ainsi quand on dit que la justice est indépendante, ce n’est pas dans le sens où les magistrats font ce qu'ils veulent, qu’ils n'ont pas de chef, qu’ils n'ont pas de maître. Leur maître, c'est le droit. Leur maître, c'est le respect des procédures. Leur maître, c'est le respect de tous les dispositifs qui permettent de veiller à éviter les erreurs judiciaires.

Nous sommes effectivement, en tout cas pour ce qui concerne la France, en ce moment, dans une période où il y a une contestation générale, complètement démagogique de la justice.

Le quidam ordinaire qui n'est pas content d'un jugement, il fait appel ou alors il ronge son frein. La justice, dans la nature même de l’acte provoque des mécontentements, tout en provoquant des satisfactions lorsque les gens ont le sentiment qu'on leur a rendu justice.

Il y a des gens qui peuvent courir tous les plateaux télé et dire qu'ils ne sont pas contents de leur jugement. Ces gens ont encore plus de responsabilités que le quidam ordinaire.

En termes de sens de responsabilité, de maturité démocratique, d'éthique de responsabilité, il y a un très gros problème en ce moment. Çela vise particulièrement un parti qui croit qu'il lui suffit de changer de nom pour qu'on imagine que son idéologie monstrueuse s'est dissoute. Nous savons que ce n'est pas le cas.


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