[ENQUÊTE 1/3] 13 ans après, le bilan de la lutte contre les sargasses dans la Caraïbe

Par 16/04/2024 - 15:36 • Mis à jour le 24/04/2024 - 00:18

En février, 9 millions de tonnes d'algues brunes ont été recensées par le Laboratoire d'Océanographie de l'Université de Floride. Malgré des pertes financières considérables et des conséquences sur la santé et l'environnement, les pays de la Région investissent à peine dans la recherche de solutions. Une enquête proposée grâce à une collaboration de journalistes caribéens.

    [ENQUÊTE 1/3] 13 ans après, le bilan de la lutte contre les sargasses dans la Caraïbe
Des touristes nagent sur la plage de Carmen, à Quintana Roo au Mexique, en mai 2019. Photo Gladys Serranos (El Pais, Mexico).

Des écoles évacuées à cause des gaz toxiques. De l’eau du robinet nauséabonde. Des tour-opérateurs et des pêcheurs en difficulté. Des pertes d’emploi. Des coupures d’électricité affectant des dizaines de milliers de personnes à la fois. De graves problèmes de santé. Voire des pertes humaines.

Telles étaient les conséquences des sargasses dans les îles de la Caraïbe en 2023, et ces situations de crise sont devenues monnaie courante dans la région depuis 2011 lorsque des efflorescences massives ont commencé à inonder le littoral dans les mois du printemps et d’été.

Le 18 avril 2023, en Guadeloupe, l’agence de surveillance de la qualité de l’air Gwad’Air a conseillé aux personnes vulnérables de quitter certaines zones en raison des niveaux de gaz toxiques produits par les sargasses.

Six semaines plus tard, à environ 950 km au nord-ouest, les sargasses ont bloqué un conduit d’alimentation d’une centrale électrique à Punta Catalina en République Dominicaine. L’une des unités du bâtiment a dû être temporairement fermée et par la suite Elias Poling, un plongeur âgé de 20 ans, s'est noyé en essayant de résoudre le problème.

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Une équipe enlève la sargasse sur le site de la centrale électrique Thermoelectric de Punta Catalina, en République Dominicaine en 2023. Photo Punta Catalina Thermoelectric Power Plant


En Jamaïque, durant les mois de juillet et août, des pêcheurs se sont retrouvés empêtrés une saison de plus dans les sargasses flottantes bloquant leurs petites embarcations et réduisant leurs prises. 

« Parfois, les bateaux n’arrivent même pas à pénétrer dans les criques, » raconte Richard Osbourne, un pêcheur jamaïcain. « Elles bloquent le canal tout entier ».

Dans les îles vierges britanniques, la plupart des 4000 habitants de Virgin Gorda ont dû supporter des coupures d’eau et des mauvaises odeurs dans l’eau du robinet des semaines durant après que la sargasse a été absorbée par leur usine de dessalement en août dernier.

Et à Porto Rico, un afflux hautement inhabituel en fin de saison a inondé la zone des plages d’Aguadilla pour la première fois, mettant certains habitants comme Christian Natal et beaucoup d’autres au chômage technique pendant une semaine entraînant la fermeture des entreprises y compris le loueur de jet ski qui l’emploie. 

Christian Natal
Christian Natal travaille dans une société de location de véhicules aquatiques sur la plage de « Crash Boat »dans la municipalité d’Aguadilla qui a dû fermer en raison de l’arrivée inattendue de la sargasse au nord-ouest de Porto Rico. Photo Gabriel López Albarrán (Centro de Periodismo Investigativo)

 

Ces victimes font partie des milliers de personnes touchées par la recrudescence des sargasses rien que l’année dernière dans la Caraïbe, où environ 70% de la population d’environ 44 millions vit près des côtes, selon the World Bank.

Les scientifiques imputent la croissance exponentielle de cette algue responsable de la pollution mondiale, au changement climatique ainsi qu’à d’autres problèmes internationaux dont l’origine n’est que très peu imputable à la et qu’elle ne peut pas résoudre par manque de pouvoir politique.

« Nous sommes des petites îles vulnérables »

« Les algues doivent être perçues comme un impact du réchauffement de la planète avec une ouverture de droit à une compensation financière car nous sommes de petites îles vulnérables », selon Sylvie Gustave dit Duflo, la vice-présidente de la Région Guadeloupe en charge des questions environnementales et présidente de l’Office français de la Biodiversité.

Elle a ajouté que les pays membres de la Caricom - qui comprend 15 États membres  et 5 membres associés qui sont des territoires ou des colonies - ont enregistré des pertes économiques d'environ 102 millions de dollars en raison de la sargasses rien qu’en 2022.

« Ces chiffres ne tiennent pas compte des pertes enregistrées dans tous les autres pays de la Caraïbe, y compris dans les Antilles françaises, » indique-t-elle.Ils ne prennent pas non plus en compte les coûts annuels des nettoyages de plages qui s’élèvent à environ 210 millions de dollars supplémentaires.

Ezekiel Bobb
Ezekiel Bobb, qui vit à côté de la mer à Handsome Bay, à Virgin Gorda, a souffert de l’odeur de sargasses en décomposition ces dernières années. Il a essayé de faire sa part en l’utilisant comme engrais dans son jardin, mais il ne peut pas faire grand chose contre les quantités massives qui échouent sur le littoral. Photo de Freeman Rogers (The BVI Beacon)

 

Pour Sylvie Gustave dit Duflo et d’autres experts, ce fléau mondial exige une action mondiale. Mais jusqu’ici, la Caraïbe n’a même pas réussi à coordonner une stratégie à l’échelle de la région, et la communauté internationale a largement tourné les yeux. Les actions au niveau national - incluant dans la plupart des pays de la Caraïbe, une stratégie de plan de gestion qui n’a pas été officiellement adoptée ou financée de manière appropriée - n’ont que très peu contribué à rattraper le retard..

Les afflux de sargasses sont en grande partie prévisibles, et les effets les plus sévères peuvent souvent être évités. Mais encore une fois, les gouvernements caribéens ont attendu le stade de la crise pour réagir. Et même à ce stade, les actions se sont concentrées sur la protection du secteur touristique alors que d’autres groupes comme les collectivités locales ou les pêcheurs sont laissés pour compte.

 

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En conséquence, la santé, le gagne-pain et le milieu naturel des habitants ont été mis en danger, et des centaines de millions de dollars ont été dépensés en interventions d’urgence qui selon les experts auraient pu être alloués à la prévention, la planification et la réduction des impacts.

Des obstacles à surmonter pour les gouvernements de la Caraïbe

Lors de la Conférence sur le changement climatique des Nations Unies (COP28) en décembre dernier à Dubaï, Sylvie Gustave dit Duflo a contribué à la présentation d’ une proposition française pour le type d’intervention internationale primordiale en urgence, selon elle. Cela nécessite de former une coalition mondiale pour appréhender le problème, de s’assurer que les sargasses sont à l’ordre du jour des forums internationaux majeurs et de poursuivre les précédents travaux en partenariat avec l’Union européenne, parmi d’autres mesures. 

Cependant, pour mettre en place cette proposition, les gouvernements de la Caraïbe et au-delà devront surmonter les obstacles qui ont précédemment entravé la coopération, incluant les différends politiques et législatifs, le manque de financement et le débat pour définir les priorités : la santé, l’environnement, la situation économique ou bien d’autres domaines.

Le 8 avril dernier, la sargasse avait une fois de plus échoué près de l’usine de dessalement à Handsome Bay, Virgin Gorda, mais la barrière protectrice promise n’a jamais été installée.

Pendant ce temps, la sargasse a déjà une fois de plus fait son arrivée sur les côtes de la Caraïbe.. Et cette fois encore, la région n’est pas prête.

Une dégradation d'ampleur en 2011

En soi, la sargasse n’est pas mauvaise. Ce n’est pas non plus une nouveauté pour la Caraïbe, où elle a toujours échoué en petite quantité au printemps et à l’été, servant d’habitat à la vie sous-marine et aidant à la construction des plages par sa décomposition. 

Mais le phénomène a pris une ampleur considérable en 2011

Cette année-là, sans crier gare, les sargasses ont soudainement submergé le littoral. Elles se sont amoncelées sur plusieurs mètres de hauteur sur certaines plages. Elles dégageaient comme une odeur d’ œufs pourris en se décomposant. Elle ont contraint des complexes hôteliers à fermer, assénant un sérieux coup au secteur du tourisme dans certaines parties de la Caraïbe qui ont encore du mal à se remettre de la récession mondiale de 2008 à 2009.

Elles ont engendré des maux de tête, de la nausée, des problèmes respiratoires chez les habitants. Elle a perturbé les sites de ponte des tortues et menacé les récifs et les mangroves.

sargasses bateaux Iles Vierges Britanniques
La sargasse a causé des problèmes aux bateaux du Terminal de ferry à Road Town, Tortola dans les Îles Vierges Britanniques (voir ci-dessus le 20 mai 2023). Photo de Freeman Rogers (The BVI Beacon)

 

À mesure que la sargasse continuait à inonder la Caraïbe et la côte ouest africaine à 12000 kilomètres, des scientifiques ont fait une découverte surprenante. Historiquement, la plupart des afflux saisonniers dans la Caraïbe provenaient d’un tourbillon de 3 millions de kilomètres carrés dans l’océan Atlantique nord : la Mer des Sargasses.

« La Mer des Sargasses existe depuis des centaines de milliers d’années, et c'était un écosystème pour ainsi dire parfait, » raconte Elena Martinez océanographe à la République dominicaine « Elle était entourée par quatre tourbillons océaniques, ou courants qui assuraient son équilibre ».

La « grande ceinture atlantique de sargasses »

Les scientifiques ont rapidement appris que la majeure partie des nouveaux afflux dans la Caraïbe ne provenait plus de la Mer des Sargasses mais d’un nouvel écosystème qui s’était formé dans l’océan Atlantique sud.

La zone surnommée « la grande ceinture atlantique de sargasses » dans un article de 2019 dans le magazine Science est désormais visible depuis l’espace et sa longueur dépasse souvent les 8000 kilomètres, selon des scientifiques utilisant des satellites pour la suivre.

Son origine est encore débattue. Le chercheur spécialisé dans les sargasses, Dr. Brian Lapointe considère la ceinture atlantique comme une version à échelle mondiale d’une plus petite efflorescence qu’il a observée en 1991, responsable de la fermeture d’une centrale nucléaire et d’autres centrales électriques le long de la côte de Floride.

sargasses Jamaïque
Un vaste tapis de sargasses déferlant sur le rivage à Portland, en Jamaïque. Photographie Mona GeoInformatics Institute
 

Depuis 1980, la population mondiale a quasiment doublé, explique Lapointe, professeur à l’Université de Floride Atlantique. Cela a ensuite conduit à une augmentation massive des déversements de nutriments favorisant la prolifération de la sargasse dans de grands cours d’eau comme le fleuve Mississippi aux USA, l’Amazone et l’Orinoco en Amérique du sud et le fleuve Congo en Afrique.

Pour accroître cette population mondiale, nous avons utilisé des engrais, nous avons déforesté le long de tous les grands fleuves dans le monde, » dit-il. « Le taux d’azote a augmenté plus rapidement que le phosphore à cause de ces activités humaines et des eaux usées issues de cette population humaine grandissante

Un autre coupable vraisemblable est le changement climatique. Martinez avance qu’il se peut que le réchauffement des eaux ait perturbé le tourbillon géant qui maintenait en place la Mer des Sargasses pendant des milliers d’années, en faisant dériver les sargasses vers le sud depuis la nouvelle ceinture.

schéma grande ceinture atlantique de sargasses
Schéma de la grande ceinture atlantique de sargasse. 
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Cette nouvelle ceinture reçoit également des nutriments de poussière du Sahara qui traverse fréquemment l’Atlantique avec le vent — qui elle-même pourrait être exacerbée par les impacts climatiques tels que l’expansion des déserts liée à la hausse des températures. Certains scientifiques affirment que le réchauffement des océans créerait un environnement plus propice à la croissance des sargasses.

 Les experts tendent à s’accorder sur le fait que la grande ceinture atlantique de sargasses est partie pour durer et qu’il s’agit d’un problème mondial nécessitant une intervention mondiale.

« Une scène épouvantable pour la population »

En témoigne l’année 2018, quand la ceinture a atteint un record de croissance estimé à 22 millions de tonnes et une grande partie de la Caraïbe a connu la pire invasion jamais enregistrée. La saison a suscité une augmentation des appels à une intervention internationale collaborative.

L’année suivante, le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres s’est rendu à Sainte-Lucie  pour une réunion au mois de juillet avec la communauté caribéenne, et a fait un détour par un petit village de pêcheurs de Praslin Bay.

Accompagnés de dignitaires, Guterres est descendu sur un quai bordé de petites embarcations flottant sur des épaisses nappes de sargasses, qui avaient frappé pendant des années les pêcheurs, les cultivateurs de mousse de mer, ainsi que d'autres habitants de la zone.

« Est-ce donc une scène épouvantable pour la population ? » interrogea-t-il un riverain dans  une vidéo postée sur le site des Nations Unies.

« Oui, » répondit l’homme.

Ça tue les poissons dans la baie. L’odeur nauséabonde. C’est en train de détruire tout l’électronique à cause des émanations

Après sa visite, Guterres a décrit sa tristesse à la vue d’un « paysage ressemblant à un désert d’algues à des mètres à la ronde ».

Il a donc fait appel à une intervention internationale.

Antonio Guterres
Le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres visite Praslin Bay à Ste Lucie en juillet 2019 en marge de sa participation au sommet des chefs de gouvernement de la communauté caribéenne de cette année-là. Photo Nations Unies
 

Les océans ne connaissent pas de frontières, le climat non plus. Il y va de la responsabilité collective mondiale de réagir maintenant

Pourtant, cette vaste action internationale ne s’est pas matérialisée comme prévu. Malgré un patchwork croissant d’études et projets dans toute la région, plusieurs tentatives des Nations Unies et d’autres pour organiser une action à l’échelle de la Caraïbe ont été largement retardées par le manque de financement, les questions géopolitiques, la pandémie Covid-19 et d’autres facteurs.

Absence de stratégie caribéenne

L’une des plus importantes réussites s’est produite environ trois mois après la visite de Guterres à Sainte-Lucie, lorsque la Guadeloupe a accueilli la première conférence internationale sur les sargasses en octobre 2019. Les partenaires de l’événement - au cours duquel le programme de 3 ans de Sarg’Coop financé à près de 3,2 million de dollars de fonds européens a été officiellement lancé - à l’initiative du gouvernement français, la Région Guadeloupe, l’UNESCO et d’autres entités.

Les représentants de plus d’une douzaine de pays de la Caraïbe ont répondu présents ainsi que les Etats-Unis, le Mexique et le Brésil. 

conférence internationale sur les sargasses
Conférence internationale sur les sargasses, octobre 2019. Photo RCI


Un certain avancement s’en est suivi. Par exemple, la Région Guadeloupe - en partenariat avec le gouvernement français, l’Agence nationale de recherche française et deux agences brésiliennes - a lancé un appel à projets permettant à une douzaine d’études internationales d’être réalisées sur la santé, l’impact environnemental et économique de l’algue, ainsi que sa potentielle utilisation.

D’autres meetings régionaux se sont également tenus depuis lors. En juin dernier par exemple, une conférence Union Européenne-Caraïbe sur le thème « Faire de la sargasse une opportunité » a eu lieu à la République Dominicaine, et le sujet a été abordé le mois suivant au Sommet de l’Union européenne et de la Communauté des Etats d’Amérique Latine et de la Caraïbe (EU-CELAC) à Bruxelles, en Belgique.

Cependant, près de 5 ans après la conférence de 2019, les objectifs plus larges envisagés n’ont pas été atteints au plan régional, reconnaissent les experts. Aucune stratégie caribéenne n’est mise en place, et  le centre régional de surveillance et d’alerte annoncé lors de la conférence n’a pas vu le jour..

nappes sargasses îles vierges britanniques
Un tas de sargasses borde la plage à Anegada dans les îles Vierges britanniques en juillet 2023. Photo Freeman Rogers (The BVI Beacon)

 

Des actions issues de la conférence en Guadeloupe se sont principalement concentrées sur les Antilles françaises. Financés en partie à hauteur de 66 millions dollars alloués pour 2018 à 2026 par le gouvernement de France - qui pendant des décennies a lutté contre les échouements d’algues sur ses côtes européennes - les îles françaises ont lancé l’un des efforts d’intervention les plus importants de ces dernières années.

Mais même cela, n’a pas suffi à protéger les habitants.

Décrivant la visite de Guterres à Praslin Bay comme « rien d’autre qu’un montage photo, » le professeur  Dabor Resiere basé en Martinique et sept autres chercheurs expliquent dans un article de mars 2023 que les autorités locales n’ont pas su profiter de la visite d’une telle sommité pour donner une visibilité internationale sur le phénomène de les sargasses dans la Caraïbe.”

Quatre ans après, la situation est restée « inchangée », ajoutent-ils.

Un envahissement continue

« Malgré les plans du gouvernement français pour endiguer le problème des sargasses, ces algues toxiques continuent d’inonder les côtes de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane française dans une proportion en constante augmentation, » ont écrit les chercheurs dans le Journal of Global Health, en ajoutant, « Aujourd’hui, il n’y a aucun consensus national et international sur ce problème de santé publique. Il n’y a pas de réseau caribéen ou de consensus plus large pour faire avancer la recherche à ce niveau.

Même Praslin Bay a obtenu un peu d’aide dans les années suivant l’accueil du secrétaire général des Nations Unies.

En 2022, la chercheuse en sargasses Saint-lucienne Dr. Bethia Thomas a produit des vidéos sur le village et deux autres communes avoisinantes pour sa thèse de doctorat. Dans chacune des vidéos, plusieurs habitants ont listé leurs plaintes allant de problèmes respiratoires en passant par la destruction de la pêche et la corrosion des bijoux.

Cela joue sur ma respiration, et je pense également aux enfants et leurs activités car parfois ils sont d’humeur changeante et n’arrivent pas à rester assis pour faire les activités tellement c’est infect. » raconte un professeur dans la vidéo de Praslin Bay. « Et je pense que ça nous affecte mentalement

Les préoccupations sur les effets de la sargasse sur la santé mentale des habitants de la côte et les travailleurs ont été consignées dans un rapport de septembre 2023 par les 34 membres de la Commission de Pêche Centre-Ouest Atlantique. « L’odeur désagréable, la détérioration de leur environnement, le manque d’accès aux plages pour se relaxer, l’incertitude sur le futur, l’augmentation des maladies comme la détresse respiratoire et les éruptions cutanées, ainsi que les préoccupations sur les autres risques sanitaires potentiels, entre autres, vont naturellement affecter la santé mentale, » déclare la commission, un organisme de pêche régional sous la coupole de l’organisation de l’alimentation et l’agriculture des Nations Unies.

Cependant, le rapport a rajouté que de tels impacts sur la santé mentale ne sont pas à l’étude actuellement.

Plans de gestions nationaux

En l’absence de stratégie régionale, des plans de gestion nationaux ont été développés dans la plupart des pays et territoires de la Caraïbe, dont huit projets subventionnés affiliés à l’Université des West Indies à Sainte-Lucie, à la Barbade, à la Dominique, à Grenade, à Saint-Vincent et les Grenadines, aux Îles Vierges Britanniques, à Anguilla et à Montserrat.

Mais peu ont été officiellement adoptés au niveau des gouvernements, et encore moins ont été financés de façon adéquate ou fait l’objet d’un suivi rapproché.

barge collecte de sargasses
En Martinique, sur la côte littorale, les autorités ont défini une nouvelle stratégie de collecte grâce à des barges et l'implication de marins-pêcheurs. Photo RCI


« Parfois, les petites communautés sont laissées pour compte », raconte Thomas.

Peut-être sans faire exprès, mais sur des petites îles-États en développement avec des ressources limitées, on doit prioriser. Et peut-être d’autres sujets - comme la construction d’un nouvel hôpital et de nouvelles routes, de nouvelles écoles - seraient plus importants que le développement d’un plan de gestion des sargasses 

En partie à cause de cela, les actions contre les sargasses peuvent varier d’une île à l'autre.

Mais en examinant les afflux majeurs dans six pays et territoires de la Caraïbe l’année dernière, CPI a trouvé un dénominateur commun : la souffrance de la population.

Un investissement négligeable des pays pollueurs

À mesure que les habitants subissent les conséquences sur la santé et la situation économique, les leaders caribéens déplorent souvent le manque d’argent pour faire face à la crise. Les fonds locaux, constatent-ils, sont liés à beaucoup de priorités en compétition, notamment la gestion d’impacts climatiques comme les ouragans, la sécheresse et les inondations.

Ils déclarent également que le coût de la crise des sargasses devrait être endossé en partie par les pays principalement responsables, mais l’accès au financement international pour le climat n’est pas chose facile.

Une analyse du CPI (Centre de Journalisme d’investigation) des projets financés par le Global Environment Facility et par les membres de l’organisation pour la Coopération et le Développement économiques entre 2000 et 2021 a découvert que sur les centaines de milliards de dollars dépensés pour les projets sur le changement climatique dans le monde, moins de 7 millions ont été utilisés pour traiter les questions des sargasses. Environ 89% de ces fonds, ou 6 millions de dollars, ont été dépensés dans la Caraïbe.

Mais pour beaucoup d’îles non-indépendantes, le problème est aggravé par leur statut politique qui les rend inéligibles à la plupart du financement pour le climat.

« Nous n’avons aucun accès aux fonds mondiaux : fond de Résilience, fond de pertes et dégâts, » indique Vincent Wheatley, ministre de la Santé et du Développement social des îles Vierges britanniques, dont la maison donne sur l’usine de dessalement de Virgin Gorda, récemment endommagée par les sargasses. 

Invasion de sargasses à Capesterre de Marie-Galante en mai 2021.
Invasion de sargasses à Capesterre de Marie-Galante, en mai 2021.

 

Lors des Conférences annuelles sur le changement climatique, a-t-il expliqué, les territoires d’Outremer ne peuvent pas se constituer partie et ne sont pas conviés à la table des négociations.

Nous dépendons du Royaume-Uni. Donc, ce que le Royaume-Uni aura négocié, nous sera transmis

C’est pourquoi, dit-il, les Îles Vierges britanniques et les autres territoires d’outremer ont participé à des négociations séparées avec le Royaume Uni.

« Nous nous sommes regroupés pour solliciter que le Royaume Uni prenne en compte un financement spécifique pour ses territoires d'outre mer, » indique-t-il, en ajoutant que ces discussions sont en cours et incluent les sargasses.

Un manque de financement et de coordination régionale a également entravé les initiatives pour valoriser l’algue et en lui trouvant un usage durable et à grande échelle.

« Même s’il y a tellement de choses à faire avec la sargasse, la quantité réelle de sargasses nécessaire pour fabriquer des produits est encore faible », selon Dr. Franziska Elmer, chercheuse spécialisée dans les sargasses basée au Mexique.

Le plan Sargasse proposé à la COP28 à Dubaï

L’efflorescence de sargasses de 2023 dans la Caraïbe avait en grande partie diminué d’ici au 2 décembre, quand Sylvie Gustave dit Duflo, Présidente de l’Office français de la Biodiversité française, s’est présentée au podium à 12000 km lors d’événement secondaire du meeting de COP28 meeting à Dubaï.

Devant le parterre de dignitaires, elle a lancé une alerte saisissante au sujet de la sargasses.

C’est un phénomène très invasif et agressif, et dans toute la Caraïbe, il affecte le tourisme, et toutes les économies de la région sont basées sur la biodiversité et le tourisme », a-t-elle déclaré à ceux qui se sont réunis au pavillon français en parallèle de la conférence. « La Caraïbe possède beaucoup de sites de biodiversité. Donc, si nous n’agissons pas, en 20 ans, cette biologie marine, le récif compris disparaîtront de nos côtes 

Sylvie Gustave dit Duflo
Sylvie Gustave dit Duflo, Présidente de l’Office français de la Biodiversité française. Photo OFB

 

Elle a ensuite expliqué la proposition du gouvernement français pour traiter la question. Le programme, dit-elle, a quatre piliers : la formation d’une coalition internationale pour mieux comprendre le problème et ses causes; le traitement de la problématique des sargasses dans des forums internationaux comme la COP de la Biodiversité; l’action dans le cadre de la Convention de Carthagène; et la collaboration avec l’Union européenne pour soutenir la suite du projet régional Sarg’Coop lancé lors de la conférence de 2019 en Guadeloupe.

Le gouvernement français a présenté la proposition comme une avancée sans précédent à la COP 28, en vue de placer la question des sargasses comme thématique de l’une des tables rondes de la conférence des Nations-Unies sur les océans, prévue à Nice en France, en juin 2025.

Une telle collaboration est essentielle selon Sylvie Gustave dit Duflo.

Nous gérons la sargasse au niveau local, mais ce n’est pas le phénomène d’une île. C’est tout le bassin caribéen et une partie de l’Atlantique, » dit-elle. « C’est la raison pour laquelle avec tous les pays affectés, nous devons créer une coalition pour pouvoir trouver des moyens pour agir 

Depuis la COP28, les Pays-Bas et ses territoires d’outremer ont décidé de se joindre au programme international proposé par la France aux côtés du Costa-Rica, du Mexique, de la République dominicaine et de l’organisation des États de la Caraïbe de l’Est, indique Sylvie Gustave dit Duflo au CPI.

 

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Une réunion se tiendra bientôt avec la commission européenne pour définir les directives légales et le financement du projet, informe-t-elle.

Également, à la COP 28, l’Union européenne et le gouvernement de la République Dominicaine ont coorganisé une table ronde dans le pavillon de la République Dominicaine, où l’initiative « faire de la sargasse une opportunité économique » a été lancée en tirant profit de l’ordre du jour de la EU-Latin America and the Caribbean Global Gateway Investment.

Pour réussir, de tels projets devront se baser sur les travaux issus d'actions comme la conférence de 2019 en Guadeloupe et surmonter les challenges qui les ont retardés.

Le centre régional de surveillance toujours en suspens

Depuis le début de l’année 2019, par exemple, Météo-France gère un service de surveillance et de détection des sargasses dans les Antilles et la Guyane françaises. Cependant, ces actions n’ont pas conduit à la création du centre régional envisagé lors de la conférence de 2019 malgré plusieurs systèmes de surveillance lancés ces dernières années, comme le Jamaica Early Advisory System, le CARICOOS tracker régional à Porto Rico, et le Satellite-based Sargassum Watch System à l’université de la Floride du sud.

Le programme Sarg’Coop lancé lors de la conférence de 2019 prévoyait également de répliquer les travaux réalisés en Martinique, qui en 2015 avait configuré un système de surveillance du sulfure d’hydrogène et de l’ammoniac et a été plus tard transformé en un réseau de mesure à grande échelle étendu à la Guadeloupe en 2018.

Sous Sarg’Coop, la responsabilité du soutien à Sainte-Lucie, la Dominique, Tobago, Cuba et du Mexique dans la préparation d’un réseau similaire, a été accordée à l’institut de recherche Madininair basé à la Martinique. Mais la pandémie du Covid-19 a retardé l’avancement et ce n’est que récemment que l’initiative a été remise sur les rails grâce au travail réalisé dans chacun de ces pays.

Les conflits mondiaux ont ralenti les discussions

Interrogée sur les anciens obstacles à la mise en place d’une stratégie internationale commune, Sylvie Gustave dit Duflo, également maître de conférences en neurosciences à l’université des West Indies, a pointé du doigt la géopolitique. Comme exemple, elle a cité le Sommet de mai 2023 de l’Association des États de la Caraïbe au Guatemala. Les discussions du sommet, dit-elle, étaient largement dominées par le conflit en Ukraine avec en toile de fond, la question du soutien à la Russie ou aux Etats-Unis.

La collaboration régionale a également été gênée par les différences législatives entre les territoires, selon la scientifique.

Dominique Théophile, sénateur de Guadeloupe a fait la même observation lorsqu’il a été commissionné pour réaliser une étude sur les stratégies de gestion des sargasses dans la Caraïbe avant la conférence de 2019. Après plusieurs voyages à Sainte-Lucie, à la République Dominicaine et au Mexique, il a constaté que les plans de gestion de zone les plus réussis ont été réalisés par de grands groupes hôteliers à l’échelle locale.

Dominique Théophile
Dominique Théophile, sénateur de Guadeloupe.

 

Mais de telles stratégies ne pouvaient souvent pas être déployées dans toute la Caraïbe.

Pour preuve, la législation en vigueur en matière de santé et d’environnement dans les territoires français et européens ne permettent pas cette pratique commune ailleurs dans la région consistant à étaler les sargasses en amont sur  les plages en raison  de la possibilité que l’algue contienne de l’arsenic et d’autres métaux lourds ce qui pourrait affecter l’océan ou la nappe phréatique.

En raison de ces lois, explique Dominique Théophile, la stratégie de gestion des sargasses attache une importance accrue à la santé et aux impacts environnementaux. Souvent pour des raisons financières, les initiatives des autres pays ne tiennent pas autant compte de  ces considérations environnementales et sanitaires, dit-il.

Bien que les pays œuvrent pour changer la donne et  établir une action internationale, le temps presse pour les habitants de la Caraïbe côtière.

Tout juste après la clôture de la COP28, les scientifiques de l’Université de Floride du sud ont estimé les sargasses flottant dans l’océan Atlantique tropical à environ cinq millions de tonnes, comparée à la moyenne de décembre d’environ deux millions. D’ici à février, la masse sera passée à 9 millions de tonnes - la deuxième quantité la plus élevée jamais enregistrée pour le mois.

En d’autres termes, une nouvelle saison record vient peut-être juste de commencer.

Algues sargasses Batelière.
Ramassage d'algues sargasses sur la plage de Batelière à Schoelcher, en septembre 2023.
 

À SAVOIR

Une investigation caribéenne

Cette investigation est le fruit d’une bourse d’étude accordée par l'Institut de formation du Centre de Journalisme d’investigation et a été rendue possible grâce au soutien de l’Open Society Foundations.

(*) Ce premier volet a été rédigé par Freeman Rogers (The BVI Beacon) / Olivia Losbar (RCI Guadeloupe) / Maria Mónica Monsalve (América Futura, El País América) / Krista Campbell (Television Jamaica) et Suzanne Carlson (The Virgin Islands Daily News) avec Centro de Periodismo Investigat/

Reporters Rafael René Díaz Torres (Centro de Periodismo Investigativo) et Mariela Mejía (Diario Libre) ont collaboré dans cette investigation.

 

 


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