"J'ai utilisé du chlordécone après l'interdiction"
Lors d'une conférence de presse, les avocats de l'association "Pour une écologie urbaine" ont révélé des témoignages d'ouvriers et d'exploitants agricoles martiniquais qui disent avoir utilisé du chlordécone bien après son interdiction.
Alors que la justice pourrait prononcer un non-lieu au terme de l'instruction des plaintes déposées par plusieurs associations au milieu des années 2000 pour l'empoisonnement des Antilles par l'utilisation du chlordécone, associations et avocats tentent d'éviter cette indigne issue.
Au mois de mars dernier, les juges d'instruction en charge du dossier ont avisé les parties civiles de la fin de l'information judiciaire et de la transmission du dossier au procureur de la République. Sans mise en examen, le risque du non-lieu est grand.
Aussi, lors d'une conférence de presse organisée ce vendredi, les avocats de l'association "Pour une écologie urbaine" ont présenté une quinzaine de témoignages d'ouvriers et d'exploitants agricoles. Beaucoup indiquent avoir utilisé des produits à base de chlordécone bien après l'interdiction de son utilisation aux Antilles en 1993 (interdit en France dès 1990).
"J'affirme pendant la période où le chlordécone était interdit l'avoir mis dans les avec d'autres produits", raconte un ouvrier agricole dans un témoignage écrit. L'identité de cet homme a été masquée dans les documents remis à la presse. Il cite notamment le Curlone, l'un des noms commerciaux de la molécule organo-chlorée.
Ce témoin, comme d'autres, explique : "j'avais demandé qu'on soit équipé pour semer ces produits mais c'était très difficile, parfois nous étions obligés d'acheter nos gants et bottes avec notre argent".
Une autre raconte avoir travaillé sur une habitation de 1993 à 2004. Durant cette période "j'ai utilisé plusieurs produits comme le Démacure, le kélon ou curlone", indique-t-elle. "J'ai semé ces produits sur toutes les parcelles sans gants et sans masques. C'est moi qui achetais mes bottes", précise-t-elle
"J'atteste sur l'honneur avoir utilisé le chlodécone dans les années 1994 après l'interdiction durant deux ans", dévoile pour sa part un ancien exploitant agricole.
Le rôle de la Sicabam
Ces témoignages mettent aussi en lumière le rôle de la Société d'intérêt collectif agricole de la banane martiniquaise. C'est ce groupement de propriétaires de bananeraies, présidé par Yves Hayot à partir de 1990, qui pilotait les importations et la redistribution des produits à base de chlordécoe en Martinique et en Guadeloupe.
"Je me fournissais à la SICA du Saint-Esprit, livrée par la SICABAM", se rappelle un exploitant. "Les techniciens de la SICABAM nous demandaient de mettre du chlordécone pour avoir de belles bananes", précise-t-il.
Un autre agriculteur retraité raconte : "la SICA s'approvisionnait aux établissements Lagarigue [dirigés par Yves Hayot, ndlr] au Lamentin jusqu'en 2000 et au-délà puisqu'il y avait du chlordécone jusqu'à 2004".
Enfin, un ancien exploitant agricole fait état de pression pour utiliser du chlordécone : "Il y avait une pression de la SICABAM pour nous revendre nos productions car li fallait justifier, factures à l'appui, de l'achat du Curlone aux établissements de Lagarrigue".
Les récits collectés par les avocats doivent servir à divulguer des délits dissimulés. Leur révélation leur prise en compte par les magistrats instructeurs permettraient de repousser le spectre de la prescription et du non lieu.
Maladies
Ces témoignages, bien que peu nombreux au regard des effectifs de la profession et du temps d'utilisation du chlordécone en Martinique (1972 à 1993), ont un autre point commun. Tous font état des maladies chroniques et graves.
"En dehors des problèmes musculaires, j'ai comme beaucoup de mes amis encore vivants des problèmes de prostate", dit un ouvrier agricole.
"J'ai une descente d'organe. J'ai aussi des problèmes dans les yeux. Ma soeur qui a travaillé avec moi sur cette habituation est malade depuis longtemps", confie une ancienne ouvrière agricole.
"Lorsque j'ai laissé le travail en 2004, j'ai commencé à avoir des problèmes de santé de toute sorte en passant les maux de têtes et les problèmes à l'estomac", souffle un autre.
"J'ai été opéré de la prostate en 2010", témoigne un ouvrier agricole qui a travaillé dans la banane de 1995 à 2004.
Une autre évoque le décès de son mari, lui aussi ouvrier agricole, d'un cancer de la prostate. "J'ai trois filles qui ont été opérées de la thyroïde, toutes travaillaient dans les bananes", note-t-elle.
Ces témoins racontent aussi les brûlures, les nausées et les malaises liés à l'usage des produits sanitaires sans protection adaptée.
Des éléments déjà connus et documentés. Néanmoins, les avocats espèrent que cette note aux juges d’instruction et ces témoignages des victimes pèseront dans la balance pour éviter un non-lieu.