Martinique : seules 21% des entreprises déposent leurs comptes, les injonctions se multiplient

Par 18/12/2024 - 05:00 • Mis à jour le 18/12/2024 - 07:45

Sous le coup d'une injonction de publier ses comptes, le groupe GBH se retrouve demain (19 décembre) devant le tribunal de mixte commerce, après un renvoi. Sébastien Carpentier, le président du TMC, revient sur la situation globale en Martinique et sa décision de multiplier les ordonnances d’injonction, parfois suivies d'audiences.

    Martinique : seules 21% des entreprises déposent leurs comptes, les injonctions se multiplient
Photo d'illustration

C’est un dossier qui attire tous les regards : la publication des comptes du groupe GBH. Assignés par des lanceurs d’alerte, le Groupe Bernard Hayot est tenu de publier ses comptes, comme la loi l’y oblige.

Le 21 novembre, à sa demande, l’examen du dossier a été renvoyé. GBH se retrouve donc, à nouveau demain, jeudi 19 décembre, devant le tribunal mixte de commerce qui vérifiera s’il a bien déposé ses comptes.

Invité de la rédaction de RCI le 2 décembre dernier, Sébastien Carpentier, le président du tribunal mixte de commerce de Fort-de-France, s’est longuement entretenu sur le contexte général en Martinique, et notamment sur ce sujet qui a émergé de cette crise liée à la vie chère : le dépôt des comptes annuels des entreprises.

Si les grands groupes ont été principalement ciblés, il s’avère, en réalité, qu’à ce jour, à peine 22% des entreprises procèdent au dépôt de leur compte en Martinique (contre 85% pour la moyenne nationale), comme le précise Sébastien Carpentier :

Sébastien Carpentier, président du tribunal mixte de commerce

Ça fait quand même pas mal de temps qu'on essaye d'attirer les entreprises, en tout cas les dirigeants à déposer leurs comptes. Ça fait quelques années maintenant, depuis l'arrivée du greffe privé fin 2019, que des courriers d'abord pédagogiques de relance ont été faits sans véritablement de succès, puisque nous sommes à 21% de dépôt des comptes sur le territoire, alors que la moyenne nationale, c'est 85%, et qu'effectivement, sur la zone Antilles-Guyane, ce n'est pas beaucoup mieux. En Guyane, on est à peu près à 24% ou 23%. En revanche, en Guadeloupe, c'est un peu moins bien puisque les derniers chiffres que j'ai eus, c'était à peu près 20% pour Pointe-à-Pitre et pour Basse-Terre, c'était 14%, comprenant Saint-Martin et Saint-Barthélémy. C'est très peu.

RCI : Comment l’expliquer ?  On entend souvent les chefs d'entreprises dire : « Nous sommes un petit territoire, nous n'avons pas envie que nos concurrents soient au courant de nos chiffres

J'entends cet argument. Mais pour ma part, je ne fais qu’appliquer la loi. Cette loi n'était pas appliquée jusqu'à récemment, puisqu’avant l'arrivée du greffe privé, c'était le greffe judiciaire, avec des magistrats professionnels, qui n'avaient pas forcément les moyens de le faire. C’était, a priori, acté dans l'esprit commun que dans les territoires d'outre-mer, on était dispensé de cette obligation légale. Je rappelle quand même que c'est une infraction pénale. Certes, elle n'est pas poursuivie parce que le ministère public non plus n'a pas les moyens de poursuivre autant de chefs d'entreprise. On parle quand même 15 000 à 20 000 sociétés qui ne déposent pas leur compte. C'est énorme à poursuivre et donc impossible.

À la suite de ces courriers de relance, j'ai décidé cette année de procéder à des audiences de liquidation d'astreinte. Cela signifie que, pour les sociétés qui n'ont pas déposé leur compte dans les délais, j'ai décidé de procéder à des ordonnances d’injonction de dépôt des comptes en indiquant un montant, 150 euros par jour de retard, et ensuite une audience est fixée dans cette ordonnance. Et, lors de cette audience, je constate ou non s'il y a eu un dépôt des comptes entre temps.

Et nous avons également décidé de simplifier les procédures de radiation et de dissolution, parce qu'effectivement, nous nous sommes aperçus qu'il y a énormément de sociétés très anciennes qui n'ont pas fait les démarches pour que la société soit fermée alors qu'il n'y a plus d'activité.

 

« Avec l'injonction, 40, 50% de sociétés ont, finalement, déposé leur compte »

 

RCI : Cette injonction, aujourd'hui, est-ce que qu'elle porte ses fruits ?

Il y a pas mal de sociétés qui ont déposé leur compte. Je dirais qu'on est à peu près à 40, 50% de sociétés qui, finalement, déposent leur compte. Sachant que cette première année d'audience et d'injonction de dépôt des comptes est une première année qui reste encore pédagogique. Pour le moment, la liquidation d'astreinte, que tout le monde le sache, c'est que je me fixe à 1 500 €, qui est le montant de l'amende pour tous les chefs d'entreprises. Sachant que cette obligation repose sur le chef d'entreprise personnellement. C'est recouvré par les services des impôts.

RCI : Ce chiffre, pour les grosses entreprises, apparaît peu dissuasif...

C'est pour ça que ça reste une année encore pédagogique. C'est pour prévenir et faire un tour de ménage aussi du RCS (Registre du Commerce et des Ssociété), puisqu'il y a beaucoup d'entreprises qui n'ont plus vraiment de substances, d'existence. Et ensuite, on va pouvoir s'attaquer aux entreprises qui doivent déposer leurs comptes. Et nous sommes en cours de réflexion pour savoir quel montant pourrait être fixé en fonction de quel chiffre, sachant qu'en l'absence de dépôt des comptes, je n'ai pas le chiffre d'affaires, par exemple, pour apprécier un autre montant. Peut-être qu'il s'agira de fixer en fonction du capital social, mais c'est en réflexion, nous verrons.

 

« Obliger les chefs d'entreprises à prendre conscience que la comptabilité est importante »

 

RCI : À quoi ça sert de déposer finalement ces comptes ?

Ça oblige tous les chefs d'entreprises à avoir une comptabilité. C'est bête à dire, mais nous constatons qu'il y a énormément d'entreprises qui n'ont pas de comptabilité, qui ont recours parfois à un comptable, parfois à une entreprise qui n'est pas forcément spécialisée ou même compétente. Et ça, c'est une catastrophe parce que derrière, très souvent, ils n'ont pas leur comptabilité. Ce n'est pas validé par un expert-comptable, donc ils ne peuvent pas remplir leur obligation de dépôt des comptes. Et ça a créé des situations catastrophiques pour certaines entreprises. Donc, c'est obliger les chefs d'entreprises à prendre conscience que la comptabilité est importante. Et parce que nous constatons ensuite en bout de chaîne que lorsque des difficultés arrivent, soit en prévention, soit en procédure collective, nous sommes démunis pour aider cette entreprise à pouvoir se relever.

Par ailleurs, ces entreprises qui n'ont pas de comptabilité ne peuvent pas solliciter des prêts, ne peuvent pas solliciter toutes les aides disponibles, ne peuvent pas avoir éventuellement de défiscalisation C’est quand même toute une chaîne qui dysfonctionne. Et de cette absence de comptabilité, nous constatons quand même une fragilité de l'économie martiniquaise. C'est une des raisons.

RCI : Qu’en est-il des défaillances d’entreprises en 2024 ? Est-ce que les dossiers s'accumulent ?

Selon derniers chiffres en ma possession, en nombre de procédures ou d'entreprises qui viennent en procédure collective, ça n'a pas énormément augmenté par rapport à l'année dernière. En revanche, nous constatons quand même sur la fin de cette année, il y a beaucoup plus de procédures initiées par les institutionnels comme la Caisse Générale de Sécurité Sociale, l'IRCOM. Nous constatons aussi que les entreprises qui viennent nous voir en procédure collective, ça représente un chiffre d'affaires beaucoup plus important que l'année dernière et un nombre de salariés concernés, plus important. L'année dernière, en 2023, on était à peu près entre 500 et 600 salariés concernés par les procédures collectives. Et au mois de septembre de cette année, on était déjà à plus de 900. Ce sont des entreprises peut-être plus importantes.

 

« Que les chefs d'entreprises viennent nous voir pour prévenir les difficultés »

 

RCI : C'est un signal d'alerte pour l'économie ?

Oui, il faut être très vigilants, d'autant plus qu'avec les événements de ces derniers mois sur le mouvement contre la vie chère, des entreprises ont été détruites, des entreprises n'arrivent plus à pouvoir générer de chiffre d'affaires. Et nous allons certainement voir arriver toutes ces entreprises. J'appelle vraiment les chefs d'entreprises à venir nous voir pour prévenir ces difficultés. Il y a des dispositifs permettant de figer le passif, notamment par toutes les mesures de prévention comme le mandat ad hoc, la conciliation, restructurer ses dettes, il ne faut pas attendre du tout.

RCI : C'est une mauvaise habitude, justement, en Martinique, ces entreprises qui arrivent trop tard devant le tribunal de commerce ?

Oui, nous constatons que les entreprises arrivent trop tard. On a beaucoup trop de liquidations judiciaires sèches. Le nombre de redressements judiciaires a un peu augmenté, mais ça reste quand même très faible par rapport aux liquidations judiciaires qui viennent tout de suite, alors que, peut-être, des mesures préalables auraient pu sauver l'entreprise, bien en amont. Sauf qu'il y a cette difficulté à pousser les portes de greffe du tribunal mixte de commerce. Peut-être par honte, par absence aussi de conscience de ses difficultés, une tête dans le guidon, on n'ouvre plus ses courriers, etc…. Il faut aller chercher l'information. Il y a des dispositifs permettant, avant de créer une entreprise, de se former. Ensuite, quand on a subi une liquidation judiciaire, il y a des associations qui viennent en aide pour rebondir, comme 60 000 rebonds. Il y a des outils.

Les chambres consulaires sont là aussi pour aider les chefs d'entreprises. Il faut pousser les portes. Et si on a une difficulté à avoir des informations, il y a le juge chargé de la prévention au tribunal mixte de commerce. Vous pouvez prendre un rendez-vous auprès du juge chargé de la prévention et là, il est tout à fait possible de faire le point sur la situation de l'entreprise. Et l'objectif de ce juge, c'est de pouvoir bien orienter sur le meilleur dispositif. Et, peut-être, juste constater qu'il y a un état de cessation des paiements et dire que, peut-être, il faudra faire quelque chose. Il faut agir.


À ÉCOUTER Entretien intégral avec Sébastien Carpentier


 

 

 


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