Affaire Kéziah Nuissier : la guerre des images avant un procès très attendu
Kéziah Nuissier sera jugé ce lundi (9 novembre 2020) pour violences sur personne dépositaire de l'autorité. Avant même l'ouverture des débats, cette affaire, qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, est à nouveau au coeur d'une bataille médiatique entre le parquet et les avocats de la défense.
Kéziah Nuissier, 22 ans, étudiant, comparaît ce lundi devant le tribunal correctionnel de Fort-de-France. Il sera jugé pour des faits de violence sur personne dépositaire de l'autorité. Des faits pour lesquels il a été interpellé le jeudi 16 juillet 2020 dans l'après-midi devant le commissariat central de Fort-de-France à la rue Victor Sévère.
"Une interpellation légitime", selon Renaud Gaudeul le procureur de la République de Fort-de-France. Le chef du parquet a néanmoins reconnu des agissements illégaux des gendarmes qui ont procédé à l'arrestation du jeune homme. En effet, dans la foulée de son interpellation, Kéziah Nuissier avait été traîné derrière un fourgon de gendarmes où il avait reçu des coups et des insultes de la part des militaires et des insultes de la part d'un policier. Des insultes racistes, selon le jeune homme , qui aurait été traité de "sale négro".
Une scène filmée depuis un immeuble faisant face au commissariat et qui avait suscité l'émoi car le jeune homme était traité de la sorte alors qu'il présentait une plaie saignante à la tête. Une plaie provoquée très probablement par un coup de matraque reçu au moment de son interpellation.
Si le procureur a indiqué avoir fait le nécessaire en sollicitant l'ouverture d'une enquête de l'IGGN et de l'IGPN puis en renvoyant deux gendarmes devant le tribunal de Cayenne, la défense ne l'entend pas de cette oreille. D'autant plus que deux nouveaux avocats ont repris la main dans ce dossier.
Maître Eddy Arneton et le bâtonnier Raphaël Constant ont remplacé maîtres Alex Ursulet et Dominique Monotuka. Fin donc d'un argumentaire politique autour du chlordécone et de la plainte pour tentative d'assassinat. Les nouveaux avocats de Kéziah Nuissier entendent s'appuyer sur une lecture plus juridique du dossier.
Lors d'une conférence de presse organisée mardi dernier, ils ont lancé une charge médiatique abondamment relayée sur les réseaux sociaux. Cette nouvelle stratégie est une réponse à la sortie publique de Renaud Gaudeul.
Ce que l'on voit
Cette bataille qui n'a pas encore commencé devant les juges mais qui est déjà bien entamée auprès de l'opinion s'appuie sur plusieurs vidéos.
La vidéo qui a le plus choqué est bien entendu celle diffusée au lendemain de l'arrestation de Kéziah Nuissier. Elle montre des gendarmes et un policier porter le jeune homme derrière un fourgon dans la rue Victor Sévère. Durant de longues secondes l'étudiant militant est le destinataire d'insultes, on lui insère également un doigt dans l'oeil alors qu'il est maintenu au sol par des gendarmes et que sa blessure la tête saigne abondamment.
Une autre vidéo a été diffusée au cours du week-end qui a suivi l'arrestation de Kéziah (dimanche 19 juillet 2020). Elle montre cette fois-ci le jeune homme avant son arrestation qui assène un violent coup de pied à quelqu'un au sol. Il s'agit selon la justice d'un gendarme.
Depuis, les autorités judiciaires ont mis à disposition des médias plusieurs vidéos filmées par les policiers et les gendarmes. Des vidéos que nous vous diffuserons très prochainement ainsi que celles mises en circulation par la défense.
Ce que les images remises aux médias par le parquet - dans une opération de communication dénoncée par la défense - montrent c'est l'attitude et les gestes de Kéziah Nuissier juste avant son arrestation. Ainsi, une vidéo tournée depuis le commissariat permet de voir le jeune homme pousser brutalement un gendarme alors que celui-ci déplaçait un tambour pour faciliter le recul de ses collègues qui venaient de lancer une charge.
Kéziah Nuissier projette donc le militaire au sol , qui tombe à ce moment sur la mère de l'étudiant qui se trouvait elle-même derrière la ligne des gendarmes et tentait de récupérer le tambour. Celui qui est poursuivi pour violences envers personne dépositaire de l'autorité maintient alors le gendarme au sol avec ses deux mains. En revanche, cette vidéo ne permet pas de voir les coups de poing qui auraient été portés par Kéziah à l'encontre d'un militaire, ce qu'affirme pourtant le parquet.
Une autre vidéo, tournée cette fois-ci par les gendarmes depuis l'angle des rues Schoelcher et Victor Sévère, permet de voir la suite des évènements. En effet, après la première confrontation avec le gendarme, Kéziah reçoit plusieurs coups, notamment de boucliers et de matraques.
La mêlée se déplace ensuite vers l'entrée du parking de l'immeuble Plein Ciel. On voit alors un jeune homme de la carrure de Kéziah Nuissier porter un violent coup de pied en direction du sol. Sa cible serait un gendarme selon le parquet. Une lecture contestée par la défense du jeune homme. Les gendarmes frappent à nouveau et on peut voir notamment un coup de matraque toucher la tête de celui qui est sans doute Kéziah Nuissier.
Une troisième vidéo montre ensuite le jeune homme hurlant, maîtrisé par les gendarmes au sol dont un qui pose son genou en travers de son corps - sur ses parties génitales assure la défense - et un autre qui s'interpose entre la vidéo filmée par des badauds et l'interpellation de Kéziah.
Ce que l'on entend
Si les cris de Kéziah et les insultes des forces de l'ordre ont secoué l'opinion publique, d'autres sons ont fait leur apparition dans cette affaire.
En effet, depuis mardi dernier et la conférence de presse des avocats de l'étudiant, deux vidéos permettant d'entendre les conversations des gendarmes après l'arrestation de Kéziah font le tour des réseaux sociaux, objets d'une opération de communication visant à contredire le procureur.
On y entend les militaires dire ceci : "Et les gars, faut qu'on leur foute dans la gueule un peu. Il faut en enculer un. On est là pour ça. Y'en a un qui a ramassé déjà [allusion à Kéziah Nuissier, selon la défense, ndlr]"
Dans le seconde vidéo, on entend un militaire dire "courrez bande de putes. [s'adressant à ses collègues, ndlr] faîtes gaffe ça va revenir sur vous".
Pour la défense, ces échanges entre les gendarmes montrent l'état d'esprit violent et dédaigneux qui animait les gendarmes ce jeudi là.
Il faut néanmoins rappeler le contexte de ces deux jours de tension dans le centre-ville de Fort-de-France. Ainsi, le jeudi 16 juillet au matin, une vingtaine de militants rouge-vert-noir ou anti-chlordécone se rendent avec leurs tambours devant le commissariat du centre-ville à la rue Victor Sévère. Ils viennent soutenir trois d'entre eux qui ont été interpellés chez eux pour être auditionnés sous le régime de la garde à vue par les policiers.
Les trois interpellés doivent répondre de violences sur personne dépositaire de l'autorité, les 13 janvier et 15 mai devant le tribunal judiciaire de Fort-de-France. Ils seront jugés et condamnés les 27 et 28 août 2020.
Les militants qui les soutiennent devant le commissariat en juillet font d'abord face à des policiers cagoulés. La rue Victor Sévère est bloquée juste avant le poste de police côté rue Schoelcher. L'accès au bâtiment n'est possible que par la rue de la Liberté. Les échanges entre policiers et manifestants sont virulents mais ne dégénèrent pas.
Dans le parking de la préfecture qui donne sur la rue Victor Sévère, plusieurs camions de gendarmes mobiles de la compagnie Grasse sont en attente. Alors que la tension monte progressivement entre les policiers et les manifestants, les fonctionnaires de la Compagnie Départementale d'Intervention (CDI) sont rejoints par les gendarmes mobiles.
Ils chargent alors les personnes présentes dans la rue Victor Sévère, ne faisant pas de distinction entre militants et curieux. Un photographe amateur est même projeté au sol. Par la suite, le gros des policiers se retire laissant aux gendarmes le soin de tenir la position au niveau des barrières Vauban qui bloquent la rue.
Dès lors la situation se crispe et dégénère franchement au moment de l'arrestation de Kéziah Nuissier. Trois autres militants sont également arrêtés ce jour. Ils seront par la suite relâchés.
Les tensions de la journée et l'arrestation de l'étudiant donnent lieu à deux nuits d'affrontement entre gendarmes, policiers et manifestants les 16 et 17 juillet. Des pompiers seront même la cible de jets de pierre d'émeutiers lorsqu'ils tenteront d'éteindre certains incendies allumés par les manifestants.
Le calme ne reviendra que le samedi matin à la libération de Kéziah Nuissier.
Vers un nouveau renvoi ?
L'affaire revient donc devant la justice ce lundi 9 novembre après avoir été renvoyée le 27 août à la demande de la défense et en l'absence de Kéziah Nuissier. La cour avait entendu maîtres Ursulet, Monotuka et Lodéon lorsque ceux-ci avaient expliqué qu'il était incongru de juger le jeune homme alors que les enquêtes de l'IGGN et de l'IGPN étaient toujours en cours.
Maître Eddy Arneton et le bâtonnier Raphaël Constant ont d'ores-et-déjà annoncé qu'ils demandaient le renvoi de l'affaire. Ils remettent en cause l'impartialité du parquet qui aurait protégé les gendarmes et les policiers (rappelons tout de même que c'est le parquet qui a saisi l'IGGN et l'IGPN). Ils remettent également en cause l'intégrité des enquêtes menées en interne chez les forces de l'ordre.
Les avocats ont porté plainte pour faux contre les gendarmes et un policier, ils ont également saisi l'inspection générale de la Justice. Ils ont aussi annoncé leur intention de porter plainte contre les médecins du CHU de la Martinique qui n'ont pas interrompu la garde à vue du jeune pour raisons médicales le 16 juillet dernier. Kéziah Nuissier avait été transporté aux urgences durant sa garde à vue, avant d'être ramené au commissariat. Le lundi suivant son interpellation, il avait subi un scanner qui n'avait pas révélé de lésion profonde à la tête. Quelques jours après son arrestation, un médecin lui avait néanmoins prescrit 21 jours d'Interruption Temporaire de Travail (ITT).
Les conseils de l'étudiant estiment également qu'ils n'ont pas disposé du temps nécessaire pour analyser toutes les vidéos tournées par la police et les manifestants, plus de 200 selon eux. Eddy Arneton et Raphaël Constant demandent par ailleurs la désignation d'un juge d'instruction dans ce dossier.
Le tribunal entendra-t-il à nouveau ces arguments et renverra-t-il l'affaire ? C'est tout l'enjeu de l'audience qui se tient ce lundi matin à partir de 9 heures devant le tribunal correctionnel de Fort-de-France. Plusieurs associations, mouvements politiques et syndicats ont appelé à se mobiliser devant le tribunal pour soutenir Kéziah Nuissier et ses proches.
Et dans cette bataille d'opinion la défense a acquis des soutiens de poids puisque deux députés (Josette Manin et Jean-Philippe Nilor) et sept maires (Jean-François Beaunol, Georges Cléon, Marcellin Nadeau, Aurélie Nella, Samuel Tavernier, Hugues Toussay et David Zobda) ont signé un courrier appelant le ministre de la Justice à la vigilance sur les agissements du parquet dans cette affaire.