Questionnements autour de la présence des médecins cubains en Martinique
L'arrivée des médecins cubains avait donné lieu à une grande démonstration diplomatique sur le tarmac de l'aéroport Aimé Césaire le 26 juin dernier. Deux mois plus tard, le bilan de cette opération est plus que mitigé.
C'est à la faveur de la crise du coronavirus, en prenant prétexte d'un système hospitalier quasi submergé par le covid-19, que les parlementaires ultra-marins avaient poussé le gouvernement et la majorité à se prononcer en faveur de la venue de médecins cubains aux Antilles. Catherine Conconne, sénatrice de la Martinique, a depuis marqué ses distances avec l'initiative de la CTM qui selon elle ne correspond pas au texte et au projet qu'elle a soutenu.
Depuis, les interrogations sur l'efficacité réelle de l'opération voulue avec insistance par Alfred Marie-Jeanne ont succédé aux règlements de compte politique et à la mise en scène diplomatique.
Deux mois après l'arrivée de ces 15 médecins cubains et une grande démonstration de drapeaux mêlant l'étoile et le lambi sur le tarmac de l'aéroport, nous avons enquêté conjointement avec l'hebdomadaire Le Point qui sort ce jeudi (3 septembre 2020) un article sur "Le mystère des médecins cubains”, une "mission pas si humanitaire".
Assistance et apprentissage
Le premier enseignement de ces investigations est que l'intégration des praticiens envoyés par la Havane se passe doucement. Car s’ils ont bien leurs diplômes médicaux cubain, il leur manque encore des compétences essentielles pour exercer chez nous. "Il y a des bonnes relations entre les équipes médicales et les équipes cubaines", assure d'emblée Benjamin Garel, le directeur du CHU de la Martinique. "Dans certains services, ça apporte une aide, dans d'autres ça n'apporte pas d'aide pour le moment du fait de leur niveau de français, et de la non connaissance de la pharmacopée", précise Benjamin Garel.
En d'autres termes, ils ne peuvent pas prescrire de médicament ni examiner un patient seul et sans traducteur. Tous ont donc le statut de stagiaire assisté au CHU. Un statut équivalent à celui d’un interne, la mention « assisté » précisant qu’ils sont étrangers. En Martinique, ils sont donc venus apprendre et partager leur savoir. Un savoir différent du nôtre puisque l’embargo ne leur permet pas, d’avoir les mêmes équipements que nous, en radiologie par exemple.
Tous les vendredis après-midi, ils font un point sur leur mission et sur leurs échanges avec les équipes du CHU et de la CTM. Pour l’heure, la mission n’a pas encore véritablement fait ses preuves. Initialement sollicités pour la crise du coronavirus, les praticiens sont arrivés dans le creux de la vague. Leur départ est programmé dans un mois alors que le nombre de cas recommence à grimper.
Pour certains, il faudrait donc envisager de prolonger leur mission, ne serait-ce que pour rentabiliser ces premiers mois qui nous ont coûté, sans nous rapporter grand-chose. Mais au ministère des Outre Mers où l’on a un œil sur cette affaire, un prolongement n’est pas du tout à l’ordre du jour sauf peut-être vers la Guyane si la situation COVID ne s’y améliore pas.
300 000 euros
Pour l'heure, le montant officiel de l'opération est de 300 000 euros. C’est ce financement qui a été voté par l’Assemblée de Martinique. Une Assemblée qui ne semble pas avoir eu beaucoup d’information sur le sujet. Ces 300 000 euros servent à financer l’avion affrété spécialement pour faire venir les médecins cubains le 26 juin dernier. L'enveloppe couvre également leur transport quotidien et leur logement ainsi qu’un défraiement qui serait fixé à 23 euros par jour.
La délégation comptant 15 personnes, nos calculs nous permettent d’estimer à environ 82 000 le coût de l’hébergement à l’hôtel, et à près de 22 000 euros au total, leurs indemnités quotidiennes. Un défraiement perçu sur des comptes locaux, ouverts spécialement pour l’occasion et qui seront fermés lorsqu’ils quitteront le territoire car ouvrir un compte à un ressortissant cubain demande beaucoup de contrôle et de contraintes avec notamment l’interdiction d’effectuer des transferts d’argent vers leur pays.
Pour ce qui est de leur salaire, tout est flou. La CTM a-t-elle, comme les pays qui reçoivent habituellement ces missions, payé Cuba pour l’obtenir ? Combien les médecins sont-ils payés ? Le sont-ils par Cuba ou par la CTM ? En termes de chiffres, c’est clair : le dossier est très opaque.
Une arme diplomatique
Et il est aussi très controversé comme l’ensemble des brigades médicales envoyées aux 4 coins du monde par Cuba depuis les années 60.
Car ces missions sont aussi un outil diplomatique important. Lors de l’arrivée de la mission au Lamentin en juin dernier, Alfred Marie-Jeanne, le président du Conseil Exécutif de la collectivité territoriale de Martinique disait ceci :"Il faut reconnaître qu'il fallait aussi être solidaire de Cuba pour d'autres raisons. Parce la puissance impériale américaine voulait désigner Cuba comme un état terroriste"
Un dossier éminemment politique donc. Une politique cubaine qui a d’ailleurs un pouvoir puissant sur ces médecins civils. Au sein de la brigade, il y a généralement une personne du parti communiste qui surveille et qui s’assure qu’aucun médecin n’envisage de se rapprocher de quelqu’un localement ou pire, de rester dans le pays d’accueil.
S’il le fait, il sera considéré comme déserteur, ne touchera jamais l’argent de la mission et ne pourra plus retourner dans son pays pour les 8 prochaines années. Etre médecin à Cuba, c’est également travailler pour le pays et rembourser, d’une certaine manière, ses études gratuites. Ces missions rapportent chaque année entre 8 et 10 milliards de dollars à l’Etat Cubain. Des pratiques que certains qualifient d’esclavage moderne.
L’ONG Human Rights Watch a d’ailleurs déposé une plainte auprès de la CPI, la Cour Pénale Internationale en 2019 pour dénoncer ce système de brigades médicales surveillées et muselées. Elle s’est notamment appuyé sur les témoignages de centaines de médecins déserteurs.
Un accueil contrasté
Localement pourtant, tout le monde, ou presque se félicite de leur venue.
Certains le voient en effet comme une occasion d’aider ces médecins cubains payés 50 euros en moyenne par mois dans leur pays. Avec ces brigades, les praticiens gagnent plus et peuvent quitter leur territoire temporairement ce qui leur est impossible en temps normal, car les médecins n’ont pas le droit de sortir librement de Cuba.
D’autres, notamment chez nous, estiment, au-delà de l’aspect contrôlé de leur séjour, qu’ils ne sont pas une solution au problème du désert médical et qu’ils font surtout de l’ombre à nos jeunes médecins. D’ailleurs, le budget de leur mission aurait pu soutenir autrement la santé des martiniquais. "Ces 300 000 euros auraient pu permettre l'installation de jeunes médecins martiniquais ou à aider au financement des études de médecine de jeunes martiniquais", regrette le Dr Anne Criquet-Hayot, présidente de l’Union Régionale des Médecins Libéraux de Martinique.
L’URML ne manque pas d’idées pour relancer le système de santé en Martinique et attirer des médecins francophones. Reste que tout est une question de projet politique. Chez nous, la CTM a plutôt misé sur l’urgence et le développement des relations caribéennes. Un choix qui ne fait pas l’unanimité mais qui satisfait la CTM qui a géré l’intégralité du dossier, appuyée sur le code des collectivités et sur une convention avec l’Etat et l’ARS.